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Les lèvres de Michel de Montaigne

Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en respondant : Parce que c'estoit luy, parce que c'estoit moy.

Montaigne
Les Essais, Livre I, Chapitre XXVIII "De l'amitié"


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Chaque lundi vers quatorze heure, X., élève de Lettres supérieures au Lycée Saint-Louis, passait devant la statue de Montaigne qui tourne le dos au petit square de la place Paul-Painlevé. Car chaque lundi, X., séchait le cours de son professeur de français, dont il jugeait sévèrement l'indécrottable incompétence, pour se rendre à la leçon sur Montaigne qu'Y., le grand Y., donnait au Collège de France.

Un piéton économe de ses pas aurait, sur ce parcours, emprunté le trottoir sud de la rue des Écoles, qui longe la façade de la Sorbonne. Mais X. ne manquait jamais de traverser au niveau de la librairie Larousse, afin de frôler l'effigie du grand homme. Il en découvrait d'abord le profil droit, qui le frappait par sa raideur un peu hautaine. La tête, légèrement penchée et tournée vers la gauche, reposait sur une fraise qu'on imaginait sévèrement amidonnée. Le personnage était assis sur un siège entièrement dissimulé sous une cape qui, depuis l'épaule, noyant tout le côté droit sous un drapé cérémonieux. Les bras étant croisés, on distinguait la main gauche, dont les doigts tendus cramponnaient le bras droit. La jambe gauche pendait par-dessus la droite, laquelle reposait fermement sur un pied chaussé d'un soulier à boucle et à talon haut.

X. avait coutume de passer devant la statue en détournant le regard, puis de se retourner afin de découvrir le profil gauche, son préféré. Le visage tourné de ce côté, montrait des yeux malins et bonhommes et un sourire bienveillant encadré d'une barbe discrète. La main droite pendait mollement par-dessus le genou droit et tenait un livre entre le pouce et le majeur, l'index disparaissant entre deux pages. De la jambe droite, qui s'abandonnait par-dessus la gauche, genou sur genou, il aimait la courbe du mollet gainée dans son bas, et l'inclinaison du pied suspendu dans le vide. Quant à la cape, elle avait glissé, découvrant l'épaulette du pourpoint et la taille serré par une large ceinture. Le siège était un simple socle de pierre, portant cette inscription : "PAUL LANDOWSKI SCULPT. 1933-1934".

Ce qu'ayant admiré, X. revenait sur ses pas et se plantait devant la statue pour savourer, de face, la confusion des genres : le mariage de la raideur et de la rondeur, de la fermeté et de l'alanguissement ; la main et le pied gauche tendus vers la droite, la main et le pied droit s'abandonnant à gauche.

Comme X. ne rencontrait jamais sur son parcours d'autres auditeurs de la leçon au Collège de France, il avait la certitude d'être le seul à effectuer ce pèlerinage. Le seul à avoir remarqué la troublante, l'évidente ressemblance entre la statue de Montaigne et l'allure du professeur Y.

Le dos passablement voûté, la taille svelte, le visage légèrement émacié, les doigts longs mais robustes, et jusque dans la manière de croiser les jambes, dont la détestable mode contemporaine cachait la rondeur du genou et le galbe du mollet, tout trahissait la parenté entre le vieil universitaire et l'homme de pierre blanche. Mais ce qui frappait le plus X, c'était la similitude de leurs sourires, et même de leurs lèvres. Quand il entendait tomber de la chaire les paroles si nettes, si incisives du génial commentateur, il lui semblait voir parler la statue, de même qu'en passant devant celle-ci, il s'attendait toujours à ce que sortît des lèvres de pierre la voix de Y. Montaigne avait dû avoir cette voix-là.

Un jour qu'il se rendait au Collège de France par son itinéraire habituel, il fut glacé d'effroi, de stupeur et de délice. Un pinceau clandestin avait barbouillé de rouge les lèvres de l'effigie. La tête en feu, c'est à peine s'il avait pu ensuite écouter la leçon du maître, imaginant ses lèvres peintes d'un rouge aussi vif que celui qui surchargeait la statue.

Le soir, dans le dortoir du lycée Saint-Louis, il fit part de son trouble à un condisciple qui avait sa confiance - ils étaient rares, car en ces folles années post-soixante-huitardes, c'est au mieux avec condescendance, au pire avec mépris que les étudiants plongés dans les querelles byzantines et l'activisme fébrile du gauchisme de Quartier latin regardaient cet étrange garçon qui ne jurait que par Montaigne et Xénophon.

C'est ainsi qu'X. apprit que l'aventure était fréquente : cela faisait longtemps que les lèvres de Michel de Montaigne subissaient tour à tour l'outrage des plaisantins et la lessive des services municipaux.

Peu à peu il s'habitua à cette rituelle facétie. Le rouge tenait généralement quelques jours, avant que la lippe ne soit reblanchie. Il trouvait alors plus de profit intellectuel à la leçon d'Y., tout en regrettant l'émoi dans lequel il replongeait avec ardeur dès que l'anonyme profanateur avait remis son vermillon.

On aurait pu s'attendre à ce qu'X. fût tenté de pratiquer l'outrage magnifique, mais il n'en fut rien. Jamais il n'y songea. Il fallait que la métamorphose fût l'oeuvre d'une main étrangère et que la date de ce forfait à répétition fût imprévisible. Car elle l'était, et malgré tous ses efforts, il constata toujours avec soulagement qu'aucun calcul secret ne régissait le rythme des mises au rouge.

Aussi le passage hebdomadaire devant la statue le comblait-il d'une émotion qui alla croissant tout au long de l'année universitaire. Était-ce pour aujourd'hui ? Non, pas encore, et il pouvait scruter sans trouble l'auguste rictus. Puis enfin ça y était, et l'oeil qu'il jetait alors sur la lippe savourait sa damnation.

Il s'était fixé une règle : ne jamais revenir par le même chemin, ne jamais repasser par cet endroit un autre jour que le lundi. Pourtant, sortant de l'avant-dernière leçon du professeur Y., il ne put résister à la tentation de revoir les lèvres fraîchement repeintes qu'il avait pu entrevoir deux heures auparavant.

Longeant le square Paul-Painlevé (ce n'est que plus tard qu'il devait, piètre consolation, savourer tout le sel d'une telle appellation), il planta ses yeux avides sur les lèves. Elles n'étaient plus rouges. Elles n'étaient pas blanches. Elles semblaient vivantes. Elles étaient vivantes. Abandonnant son cartable, X. bondit sur les genoux de Michel de Montagne et colla sa bouche contre la sienne. Ce baiser d'une seconde, qu'il écourta par crainte du regard des passants, fut un délice absolu.

Reprenant ses affaires, il courut s'enfermer dans le box de son dortoir, se promettant de revenir à la nuit pour refaire la même chose, et même pis. Mais il ne devait pas mettre ce projet à exécution.

Ce soir-là, il ne descendit pas au réfectoire. Il se sentait la bouche prise, insensible et dure, comme sous l'effet d'une anesthésie locale. Il se coucha mais ne put trouver le sommeil. Il se releva finalement et, muni d'une lampe de poche, gagna les lavabos. Là, dans les miroirs, il découvrit avec stupeur ses lèvres de pierre.

Issy-les-Moulineaux, août-octobre 1985.
Coquilles corrigées le 4 janvier 2010 grâce à mon ami René Salles.
© Dominique Lahary


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