Sous l'organigramme, le statut ?
par Dominique Lahary
Bibliothèque départementale
du Val d'Oise
Dès que dans une cellule de travail, un service, un établissement, intervient plus d'une personne, les tâches et responsabilités sont toujours peu ou prou réparties. Il arrive. en tout cas depuis1952 (date d'apparition du mot dans le vocabulaire français), qu'on souhaite formaliser cette répartition dans un document écrit appelé "organigramme ".
Qu'un tel document préexiste à l'organisation du service, qu'il accompagne et structure sa réorganisation ou qu'il constitue un constat de l'existant, généralement demandé par une instance supérieure, il ne constitue jamais qu'une photographie plus ou moins fidèle ou retouchée de la situation à un moment donné.
En physique quantique, on considère qu'une particule n'est à proprement parler localisée nulle part, sauf quand on l'observe. Ainsi en va-t-il des activités des hommes, Cela n'empêche pas les organigrammes d'avoir leur utilité, comme instruments de mesure ou d'action.
Or on trouve fréquemment sur ces merveilleux tableaux mention de cette chose particulier étrange que le grand public assimile presque exclusivement à l'armée mais auquel tout fonctionnaire est attaché: le grade. Quel rapport peut donc exister entre grade et organigramme, ou, pour parler autrement, entre hiérarchie fonctionnelle et hiérarchie statutaire, cette dernière, étant donné le chevauchement des échelles indiciaires dans les fonctions publiques, ne correspondant qu'en partie à la hiérarchie des salaires ?
La théorie : grades et emplois
Selon l'article 12 de la loi no 83-634 du13 juillet1983, portant droits et obligations de tous les fonctionnaires (1), "le grade est le titre qui confère à son titulaire vocation à occuper l'un des emplois qui lui correspondent". il faut prendre garde à ne pas confondre vocation et droit et comprendre là le terme emploi, non seulement au sens de poste budgétaire numériquement dénombré ou de poste de travail individuellement identifié et localisé, mais aussi d'emploi type correspondant à un certain nombre de tâches ou de responsabilités définies réglementairement.
La description de ces emplois figure au début de chaque décret portant statut d'un corps ou d'un cadre d'emplois. On y trouve l'énoncé de tâches ou de responsabilités exprimées de façon:
- cumulative (reliées par une virgule ou la conjonction et) ;
- alternative (reliées par une conjonction ou);
- conditionnelle (introduites par les mots peuvent ou ont vocation à).
De ces définitions découle une déclinaison, horizontale et verticale, des emplois.
La déclinaison horizontale tombe sous le sens dans le cas des cadres d'emplois territoriaux correspondant à des secteurs d'activité différents. Pour reprendre un principe plaisamment illustré au cinéma(2) , ou bien l'agent territorial du patrimoine exerce les fonctions de "magasinier de bibliothèques ", ou bien de "magasinier d'archives ", ou bien de "surveillant de musées ou de monuments historiques ", ou bien de "surveillant des établissements d'enseignement culturel. "
Mais à l'intérieur d'une même spécialité, la définition statutaire des emplois ménage plusieurs possibilités.
C'est alors qu'à la conjonction ou il faut substituer un hybride, plus ancien qu'on ne le croit : et/ou(3) L'inspecteur de magasinage effectue le contrôle hiérarchique et technique du personnel de magasinage, et/ou se voit confier "toute mission particulière nécessitée par les besoins du service ".
C'est limpide. L'assistant territorial conservation du patrimoine et des bibliothèques effectue "l'encadrement et le contrôle de la bonne exécution des travaux confiés aux fonctionnaires de catégorie C "et/ou "assure les travaux courants ". C'est encore plus clair.
Quant à la déclinaison verticale, elle permet de distinguer quelles tâches sont réservées à certains grades, corps ou cadres d'emplois, quelles responsabilités hiérarchiques lient les grades entre eux, à quel niveau correspond la direction de tel type de service ou d'établissement.
C'est ainsi que les conservateurs territoriaux "constituent les collections ", les bibliothécaires territoriaux "participent à [leur] constitution ", et que les assistants territoriaux qualifiés du patrimoine et des bibliothèques assument des "responsabilités particulières dans le traitement de ces collections ", la notion de collection disparaissant chez les assistants pour ne réapparaître en catégorie C que sous l'avatar du "document ".
En général, ces définitions sont communes à tous les grades du corps ou cadre d'emplois. Celles qui sont propres à un grade ne portent que sur une partie des fonctions décrites. On n'en trouve que deux exemples :
- les fonctions des conservateurs en chef d'État et territoriaux peuvent en partie se distinguer de celles des conservateurs de 2ème et 1ère classes ;
- en vertu d'une logique implacable, les agents territoriaux qualifiés du patrimoine ont des missions de "contrôle hiérarchique et technique "des agents du patrimoine s'ils sont de 2ème classe, des mêmes plus des agents qualifiés de 2ème classe s'ils sont de 1ère classe, des mêmes plus agents qualifiés de 1ère classe s'ils sont des hors classe. En outre, on est susceptible de leur confier des tâches nécessitant "une dextérité particulière "s'ils sont de 2ème classe, "une haute technicité " s'ils sont de 1ère classe et "une très haute technicité " s'ils sont hors classe.
Ces formulations sont, on le voit, tantôt suffisamment générales pour se prêter à diverses interprétations, tantôt si formelles qu'elles n'ont guère de signification. Et quand elles semblent précises, elles induisent une répartition des tâches souvent fort éloignée de ce que l'on trouve sur le terrain.
D'où vient la théorie ?
Selon un récit mythique qu'on trouve dans - ou devine derrière - certains textes, l'architecture statutaire serait issue d'une analyse fonctionnelle. Au commencement seraient donc les fonctions, qu'on aurait pertinemment réparties dans les deux dimensions de l'espace plan et d'où seraient nés les corps et cadre d'emplois. On retrouve bien là deux grandes fonctions du mythe: récit imaginaire des origines et justification a posteriori de l'ordre établi.
Selon un certain nombre de témoins dignes de foi, il semble plutôt que cette architecture statutaire ait été le résultat d'un arbitrage entre des positions ministérielles contradictoires, arbitrage ayant consisté non à choisir entre les solutions proposées mais à les empiler. Au commencement était la structure. Si bien que si les décrets statutaires étaient soumis à l'obligation d'affichage des ingrédients qui ont été utilisés pour leur fabrication, on verrait que la part d'analyse fonctionnelle n'excède guère la proportion de jus d'orange dans la plupart des boissons à l'orange commercialisées dans les épiceries, grandes surfaces et débits de boisson(4)
Mais il faut bien, structurellement, énoncer en tête de chaque décret statutaire les fon,ctions correspondant au corps ou cadre d'emplois. D'où ces textes, analysés dans les tableaux ci-joints, où le banal le dispute au cocasse.
Du mauvais usage de la théorie
Il serait bien dangereux de faire de ces descriptions fonctionnelles une application mécanique à laquelle les rédacteurs eux-mêmes n'ont certainement pas songé. Chacun sait par exemple que les conservateurs territoriaux ne sont pas les seuls à faire de la formation professionnelle, et l'oubli de cette fonction, dans la définition des autres cadres d'emplois territoriaux, n'a heureusement empêché personne de dispenser son savoir ni de partager son expérience.
Cette application mécanique peut s'opérer de deux points de vue :
- le fonctionnaire peut lire la définition correspondant à son grade et déclarer que tout ce qui n'y figure pas n'est pas de son ressort ;
- Le responsable peut subordonner l'attribution de tâches ou de responsabilités à la possession d'un grade.
Ces deux attitudes peuvent aboutir à la paralysie d'un service. On sait qu'un organisme ne fonctionne que si, à la marge, les règles sont transgressées. On peut aussi appeler cela travail d'équipe.
Une des manifestations récentes de l'application mécanique du statut sur un organigramme a été la tentation, dans certaines collectivités territoriales, de modifier la répartition des responsabilités à l'occasion de la procédure d'intégration. Pareille démarche, cohérente sur le papier, ne peut aboutir sur le terrain qu'à des frustrations et des dysfonctionnements dommageables au bon fonctionnement du service.
Chacun sait qu'avec la multiplication des corps et cadres d'emplois, la procédure d'intégration a été un vaste système de tri entre titulaires de mêmes grades. Les critères de ce tri ne pouvaient être qu'arbitraires. ils l'ont été, en particulier en catégorie B. Les bibliothécaires adjoints de l'État sont triés par voie d'examen ou de concours exceptionnel sur dossier, les assistants territoriaux de conservation sur condition de diplôme: ces procédures ne peuvent rendre compte ni de la qualification réelle, ni de l'expérience, ni des fonctions des intéressés. Faire passer, par exemple, "au-dessus " des assistants de conservation tout sous-bibliothécaire remplissant les conditions d'intégration dans le cadre d'emplois des assistants qualifiés n'avait guère de sens. Faut-il rappeler que même une lecture littérale de l'énoncé des fonctions énumérées dans les décrets statutaires ne permet nullement de conclure que les uns sous les ordres des autres ?
L'avancement et la promotion
L'avancement de grade au sein d'un même corps ou cadre d'emplois obéit à des règles d'ancienneté et de quotas. Le plus souvent, il n'a guère de conséquence sur la répartition des tâches. Tout au plus peut-on, si les quotas imposent de choisir entre plusieurs promouvables, tenir compte de la valeur professionnelle des agents, qui se traduit souvent par un niveau de responsabilité. L'avancement ne fait alors que confirmer et reconnaître celui-ci. Seul cas particulier : le grade de conservateur en chef territorial n'est accessible, à raison d'un seul par service, que dans les collectivités figurant sur un arrêté interministériel(1)
En revanche, la promotion dans un corps ou cadre d'emplois supérieur à l'ancienneté, après inscription sur une liste d'aptitude ou à la suite de la réussite à un concours, peut s'accompagner d'un changement d'attribution, voire de service. L'État, employeur unique, procède aisément à ces mouvements de personnel. Ce n'est pas le cas des collectivités territoriales, où, le plus souvent, une promotion sanctionne un niveau que l'agent est réputé avoir atteint. A la différence de l'Etat, les collectivités sont d'ailleurs libres de nommer ou non tel agent ayant réussi un concours. Inversement, ayant déclaré un poste vacant lors du recense ment de ceux-ci en vue de l'organisation d'un concours, elles peuvent fort bien, si aucun de leurs agents ne l'a réussi, ne nommer personne.
Cet usage n'est pas scandaleux. La compétence d'un agent se mesure mieux par la qualité de son travail quotidien que par la réussite à un concours. C'est essentiellement l'expérience professionnelle, confortée par la formation continue, qui permet à un fonctionnaire de progresser dans sa qualification. Ce processus continu a peu à voir avec ces événements ponctuels que sont le fait d'avoir atteint l'âge de 40 ans et 10 ans d'ancienneté, ou d'avoir réussi un concours sur épreuves généralistes. C'est pourquoi une promotion dans un corps ou cadre d'emplois supérieur confirme un niveau de responsabilité déjà atteint plus souvent qu'elle ne permet d'y accéder.
Les recrutements externes
Pareille démarche n'est évidemment pas de mise s'agissant de recrutements externes. Puisque, sauf exception, on embauche des gens que l'on ne connaît pas. C'est alors qu'une identification correcte du niveau de l'emploi doit permettre de déterminer, en termes statutaires, le niveau de recrutement. Deux critères peuvent alors être pris en compte : la nature des tâches et responsabilités, qu'on peut grossièrement confronter aux définitions statutaires, et le niveau de qualification attendu.
Naturellement, cette question est souvent brouillée par des considérations budgétaires, fondées ou non. Ainsi, la faible différence indiciaire entre assistant et assistant qualifié de conservation, alors que le niveau de qualification professionnelle théorique est dans un cas nul et dans l'autre de bac+2, devrait inciter les collectivités à renoncer à des économies aussi dérisoires que déplacées.
Là encore, on distingue la fracture entre deux mondes : celui des dizaines de milliers de collectivités et établissements publics territoriaux, qui peuvent avoir chacun leur propre interprétation, explicite ou non, de la signification de chaque grade, et celui de l'État, qui décide annuellement et centralement des besoins, en décidant par exemple de renoncer à utiliser le corps des bibliothécaires adjoints spécialisés pour des recrutements externes, ce qui a été le cas jusqu'ici, ou de ne recruter en 1994 que des magasiniers et des conservateurs.
Il est difficile de faire simple quand c'est compliqué
La pratique de l'analyse de poste, de plus en plus courante dans les collectivités territoriales et les services de l'État, implique généralement la mise entre parenthèses du cadre statutaire. On retrouve cette approche dans la Nomenclature des métiers territoriaux(6).
Ces démarches, qu'il ne faut pas confondre avec la tendance fâcheuse à recourir au recrutement de contractuels, expriment bien la complexité du lien entre grade et poste de travail, entre définition statutaire et responsabilités réelles. C'est un problème qui concerne la plupart des emplois des fonctions publiques. Mais deux phénomènes contribuent dans le cas des bibliothèques à renforcer cette complexité: la multiplication excessive des grades et le découplage entre concours et qualification.
Comment définir un organigramme et organiser des recrutements avec sept corps ou cadres d'emplois et dix-sept grades ? Dans la plupart des cas, c'est impossible. D'où l'introduction remarquable de la conjonction ou dans les annonces de recrutement: "Ville de X recrute conservateur ou bibliothécaire ", "assistant ou assistant qualifié ", "agent ou agent qualifié du patrimoine ". On se dit alors que c'est le niveau de formation qui devrait permettre de choisir. Or la réforme statutaire a ceci de remarquable qu'elle a presque entièrement déconnecté les concours de la qualification professionnelle, sauf au niveau bac + 2. On voudrait considérer cette perte de repères statutaires comme provisoire. D'une part, l'État et les collectivités territoriales vont faire un usage de cette riche architecture qui va progressivement donner un contenu à des carrières qui, quoi qu'on dise, n'en ont pas forcément au départ. D'autre part, il est permis d'espérer que les choses ne resteront pas en l'état, et que les avertissements répétés des professionnels et des élus locaux finiront par produire leurs effets.
Vive le statut !... ?
Imparfait, le cadre statutaire demeure malgré tout une référence pour procéder au recrutement et gérer la promotion et la mobilité du personnel. Le lien entre grade et fonction est complexe. Cela ne veut pas dire qu'il est inexistant. Il importe dans une communauté de travail de maintenir une correspondance aussi juste que possible entre niveau hiérarchique et niveau de responsabilité, avec toute la souplesse requise. Et s'il faut se garder d'une lecture trop mécanique de la définition statutaire de chaque grade, ces textes n'en constituent pas moins une reconnaissance officielle de la profession, Il n'est pas indifférent, par exemple, que la direction des établissements et la constitution des collections soient explicitement mentionnées. C'est peu, mais c'est beaucoup.
Gardons-nous donc des "organigrades ", mais sachons intelligemment ce que grade veut dire.
(1) On en trouve le texte annuellement mis à jour dans le Code administratif, Paris, Dalloz (Codes Dalloz).
(2) Alain Resnais, Smoking et No smoking. 1993.
(3) Beaumarchais, Le mariage de Figaro, acte III, scène XV.
(4) 7 % dans le Schweppes dry orange, 10 % dans le Fanta orange, 11 % dans l'Orangina light, 12 % dans l'Orangina [lourd] et 18 % dans l'Oasis orange.
(5) Arrêté du 8 novembre 1993 paru au JO du 2 décembre 1993, pp. 16691-16695 (Note d'information de l'ABF, n'°69, décembre 1993). On attend impatiemment une nouvelle version, plus cohérente, de cette liste, sur propositions des collectivités territoriales.
(6) Nomenclature des métiers territoriaux, Paris, CNFPT, 1993.
Voir aussi dans le même numéro :