abf  Bulletin d'informations no171, 2e trimestre 1996
Association des bibliothécaires français
 

Éloge des colporteurs
par Dominique Lahary

Bibliothèque départementale du Val d'Oise

Il est des occasions où le compagnonnage des bibliothécaires et de certains de leurs fournisseurs se manifeste avec éclat. Ainsi des exposants les plus fidèles du salon professionnel organisé à l'occasion de chaque congrès de l'ABF forment-ils une petite communauté dont les membres retrouvent avec plaisir leurs pairs et leurs partenaires, les bibliothécaires.

Ainsi également de quelques visiteurs du livre qui ne fréquentent guère nos congrès mais vont de bibliothèque en bibliothèque, avec leurs breaks ou leurs camionnettes, et peuplent pour un temps nos halls et nos bureaux de leurs diables et de leurs bacs en plastique.

Il y a certes les rustres qui forcent notre porte et nous vouent aux gémonies si nous avons l'audace de négliger leurs propositions, les maladroits qui prétendent nous apprendre notre métier et décider à notre place, les épiciers qui entreprennent de nous livrer des mètres linéaires de gros volumes au vu d'une misérable maquette et que seule la lâche facilité de pouvoir dépenser à bon compte notre budget a pu nous faire (autrefois, quand il y avait des crédits) accepter leurs dispendieuses propositions, les importuns qui nous assomment à nous décrire ce que nous préférons voir par nous-mêmes et à tourner les pages à notre place, les roublards qui nous vendent de la solde presque au prix du neuf, les pathétiques qui nous présentent avec amour des trésors qu'ils ont minutieusement choisis et dont nous ne voyons pas malgré toute notre grandeur d'âme ce qu'ils viendraient faire sur nos rayonnages, étant froidement donnée la mission de notre établissement, enfin tous ces fâcheux que nous ne savons comment chasser dès l'instant qu'ils ont franchi le seuil de notre bureau, et qui nous font passer des heures à regarder des livres (des livres !), nous arrachant à notre délicieux et tranquille face à face avec les pages chargées, sinon de sens, du moins de références et de codes à barres, de la rubrique signalétique de Livres Hebdo.

Mais même si avec une fermeté inébranlable nous avons, un à un, découragé des dizaines de ces voyageurs, représentants et courtiers, éconduit ceux qui venaient sans rendez-vous et refusé les rendez-vous à ceux qui en sollicitaient par téléphone, il est bien rare que nous n'ayons fini par céder à l'insistance de quelques-uns. Parce qu'ils ont l'air sympathiques. Parce qu'ils présentent de bons livres. Parce qu'ils ont choisi un créneau pertinent et qu'il est commode de leur passer commande de ce qui relève dudit créneau. Parce qu'ils nous arrachent pour quelque temps à la dictature du quotidien en nous donnant l'occasion d'un dialogue de qualité, du moins avons-nous la faiblesse de le croire tel, sur les livres et sur le monde. Enfin, et peut-être surtout, parce que, comme les colporteurs d'autrefois, ils apportent des nouvelles. Des nouvelles de la famille. De la famille des bibliothécaires. Non, ils n'ont pas besoin de fréquenter nos congrès parce qu'ils nous visitent tous, ou presque. Ils sont les seuls à rencontrer tant d'entre nous, qui nous rencontrons finalement si peu. Quand ils sont chez l'un ils ne peuvent s'empêcher de parler des autres, et nous aimons cela. Ils nous font connaître ceux que nous ne connaissons pas et nous donnent des nouvelles de ceux, que nous avons perdu de vue, allant même jusqu'à transmettre saluts et messages, à nous commenter ou nous signaler les emplois vacants. Ils sont notre mémoire, notre gazette, notre Bottin.

Alors, quand vient la saison de leur habituel passage, comme les villageois d'autrefois, nous attendons le retour du colporteur.


Article reproduit par l'auteur