Bibliothèques publiques pour une Europe nouvelle - Conférence internationale de bibliothécaires
Öffentliche Biblitheken in einem neuen Europa - Internationale Bibliothekskonferenz
Közmüvelõdézi könyvtárak egy új Európaért : Nemzetközi könivtáros konferencia
Organisée par le Centre culturel français de Budapest et l'Institut Goethe de Budapest
Budapest, Centre culturel français, septembre 1997

La bibliothèque en ligne : faire plus, faire mieux, ou faire autre chose ?
par Dominique LAHARY

La révolution numérique
Cinq piliers ébranlés
     La collection
     Le temps
     Le lieu
     L'institution
     La norme
Les deux entrées dans la société de l'information
     Comme consommateur
     Comme producteur
De nouvelles réponses à de vieilles questions
     Sélection et/ou orientation
     Coopération
     Libre accès
     Publics
Faire plus, mieux, autre chose ?
Stratégie


Je voudrais en ouverture rendre hommage au romancier hongrois Ferenc Karinthy, qui dans son roman Epepe décrit le désarroi d'un professeur de linguistique parti pour Helsinki et se retrouvant à la suite d'un incident incompréhensible dans une ville inconnue d'un pays inconnu.

Il y a dans cette ville des rues et des automobiles, des magasins et des hôtels, et une foule de gens mais durant tout son séjour, jamais notre professeur de linguistique ne parviendra à comprendre la langue de ce peuple. Nous sommes peut-être en ce moment avec les nouvelles technologies dans la situation de ce professeur de linguistique, devant un monde qui ressemble au nôtre mais que nous ne comprenons pas.

Cela fait bien trois ans qu'à un rythme accéléré, des conférences sont organisées dans le monde entier pour expliquer aux bibliothécaires que le monde change et qu'ils doivent changer avec eux, que nous entrons dans la société de l'information et qu'ils doivent y participer ou mourir, que dans l'interconnexion mondiale la bibliothèque sera connectée ou ne sera plus.

Cela fait bien trois mois qu'à force d'assister, de participer ou de renoncer à venir à toutes ses réunions, je pense à un terme très populaire en France, depuis quelques années, mais qui je crois a été peu exporté : la pensée unique. On veut dire par là que les experts expliquent à tous qu'il n'y a plus, en politique, en économie, qu'une seule solution. Tout se passe comme si on nous disait : Vous avez le choix entre trois avenirs :

La société de l'information est à la fois un processus, une prédiction et une politique : nous sommes en train d'y entrer, nous y entrerons, nous devons y entrer. Singulière répétition de l'histoire. Ce que la "science" prédit, l'action volontariste doit y mener : n'était-ce pas la démarche du "socialisme scientifique" ?

La révolution numérique

Il n'est pourtant d'autre solution que de prendre en compte le processus, et d'essayer de tracer des perspectives.

Si les bibliothèques publiques sont concernées, c'est pour deux raisons fondamentales :

Quel est l'importance de celle mutation ? Nous manquons de recul. En France, j'ai entendu la révolution numérique successivement comparée à :

Il y a certainement là beaucoup d'exagération. Je suis de la môme espèce animale que ma grand-mère, et si la société de l'information voit le jour, ce sera avec les hommes et les femmes tels qu'ils sont, ici et maintenant.

La révolution numérique est à la fois inédite et banale.

Inédite, car elle rend possible ce qui jamais ne l'a été dans l'histoire de l'humanité.

Banale, car elle permet aussi de faire autrement ce qui existait déjà parmi les hommes :

Et finalement on assiste aussi à certaines régressions : le texte qu'on déroule sur un écran, n'est-ce pas un retour au rouleau de l'Antiquité, heureusement compensé par les liens hypertextuels, quand l'invention du codex nous avait apporté au début de notre ère un progrès considérable dans la manipulation des textes ?

Alors, qu'est-ce qui est nouveau ? C'est la fusion, Les réseaux de l'information constituent une sortent de grande marmité ou' ce qui était autrefois séparé ou distinct se trouve mêlé ou confondu.

Qu'est-ce qui fond ?

C'est finalement un grand bazar qui s'échafaude sous nos yeux. Le philosophe français Vladimir Jankelevitch a donne à un de ses livres le très beau titre suivant : Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien. On pourrait dire qu'Internet, c'est Le n'importe quoi et le presque tout.

Et en définitive, ce qui fond, c'est aussi la bibliothèque et le resté du monde des hommes

Un mot résume un peu ce qui nous arrive : les Français désignent à tort sous le mot de mondialisation ce qui est en réalité une globalisation (en anglais globalisation, et allemand Globalisierung) : tout communique, "Tout est dans tout et réciproquement" (Victor Hugo).

Pour nous, cela inaugure trois crises de relation :

Avec les autres bibliothèques, la crise se vit en négatif (la concurrence) ou en positif (l'émulation et la coopération). Chaque bibliothèque publique avait son territoire. Le public pouvait passer de l'une à l'autre, mais c'était relativement limité. Aujourd'hui, quand une bibliothèque est présentée sur Internet, elle est accessible du monde entier.

Avec les autres métiers du livre et de l'information, nous rentrons dans une période de turbulence ou' un partage des tâches qui semblait bien établi entre les auteurs, les éditeurs et/ou imprimeurs, les diffuseurs que sont les libraires et les bibliothécaires et finalement les lecteurs, semblait besoin établi. Tout le monde peut avoir l'impression de faire ce que faisait l'autre tout en étant menace sur son terrain traditionnel par de nouveaux concurrents. La bibliothèque peut très facilement éditer sur le Web, mais l'éditeur peut également prétendre qu'il n'a plus besoin ni des libraires ni des bibliothèques pour la diffusion, l'auteur lui-même peut imaginer de se passer de tout intermédiaire, et le lecteur peut à son tour se muer à loisir en auteur.

Avec le public, la seule politique de l'offre n'est plus possible. Le public peut vouloir ce que le monde entier lui offre, et nous ce que nous avons choisi pour lui. Mais il peut aussi être totalement indifférent, voir hostile à l'écran et à la souris : nous ajoutons un élément de plus au phénomène bien connu de la diversité des publics que la bibliothèque publique fait semblant de réunir.

Cinq piliers ébranlés

Ce qu'on appelle le multimédia correspond à deux manifestations essentielles : le document électronique comme objet physique et l'information en ligne.

Le premier ne pose guère de problème nouveau : au fil de leur histoire, les bibliothèques ont ajout les uns après les autres les "supports" ou types de documents : après le livre, le périodique, puis le document sonore, le microforme, l'enregistrement vidéo, enfin le CD-ROM, et maintenant le DVD. Mais ce qui perturbe plus gravement l'univers des bibliothèques, c'est l'information en ligne. Nous nous étions habitués à n'offrir en ligne que des catalogues, encore le plus souvent le catalogue local. Et voilà qu'on peut offrir de l'information primaire, de l'information distante. Cinq piliers du monde des bibliothèques semblent attaqués :

La collection

La bibliothèque se définissait par sa collection. Tout le savoir-faire, tout le privilège du bibliothécaire consistait à sélectionner, dans la vaste production éditoriale, les titres qu'il pensait bons pour son public. La collection, c'était à la fois :

Mais quand la bibliothèque propose une fenêtre vers l'océan numérique mondial, il est difficile de mettre l'océan en bocal. Les gens veulent tout. Tout et n'importe quoi. Même ce que le bibliothécaire juge indigne de sa bibliothèque.

Le temps

La bibliothèque organisait son temps à elle, la lenteur bibliothéconomique :

Nous organisions quelques îlots de disponibilité dans un océan d'inaccessibilité. Mais les gens veulent tout, tout de suite.

Le lieu

La bibliothèque c'est un bâtiment public, parfois un très grand bâtiment. Or la société de l'information délocalise. Un nouvel espace s'offre à la bibliothèque, elle ne se réduit plus à ce qu'elle offre sur place. Certains prévoient même que la bibliothèque n'existera plus comme lieu.

L'institution

La bibliothèque est généralement un maillon d'une institution qui lui assigne des missions.

Dans la société de l'information, tout service en ligne est accessible par tous.

Si je travaille, je travaille pour tout le monde, ou pour n'importe qui.

Voilà ce que n'avait pas prévu l'institution. Elle ne me paie pas pour m'occuper du monde entier, seulement d'une très petite partie. Ce qui est devenu impossible.

A une logique institutionnelle, se substitue une logique de réseau. Pourtant sont les institutions qui détiennent la légitimité politique et l'argent. Les institutions sont invitées à se dépasser, ou à se nier dans le réseau.

On parle beaucoup de bibliothèques virtuelles. Cette façon de parler ne correspond pas à la réalité. Les informations lignes ne sont pas immatérielles, elles sont stockées sous une forme électronique dans des ordinateurs réels, situés quelque part dans le monde. Mais ce qui peut être virtuel, ce sont les institutions se chargent d'organiser sur une base éclatée des services d'information répartis. Il est le plus souvent inutile de créer de nouveaux organismes, avec la lourdeur administrative, politique, juridique et financière s'en suit. Il existe bien des réseaux bibliothèque qui n'existent pas juridiquement, mais qui rendent des services ré à des utilisateurs réels.

La norme

Les bibliothécaires se sont inventé leurs propres normes, connus d'eux seuls, compris d'eux seuls. Ils se sont il y a 25 ans emparés de l'informatique pour y convertir leurs normes dans des standards soi-disant informatiques compris d'eux seuls, utilisés par eux seuls. Tant que l'informatique ne gérait que la référence, ce n'était pas grave. Mais aujourd'hui, la société de l'information se construit sur des standards communs. Les bibliothécaires doivent les apprendre. Quant à leurs propres standards, ou ils fécondent le patrimoine commun, ou ils sont condamnés à disparaître.

Les deux entrées dans la société de l'information

La bibliothèque peut faire acte de présence dans la société de l'information de deux façons : comme producteur ou comme consommateur. Suivant ses choix et ses possibilités, elle peut être à la fois l'une et l'autre, ou se limiter à une seule de ces deux options.

Comme consommateur, elle peut ouvrir dans la bibliothèque des fenêtres vers Internet. Cette expérimentation commence à se développer, inégalement selon les pays. A terme, elle bouleverse l'ordonnance de la bibliothèque : il y a quelques années encore, on ne prévoyait pas de mettre en place des dizainés de postes de consultation. Ces services sur place posent un certain nombre de problèmes :

Comme producteur, que peut donc bien offrir une bibliothèque ? Les premières tentatives se limitent souvent à une présentation de l'établissement, l'équivalent en ligne du guide du lecteur. C'est un début, dont on ne saurait se contenter.

On pense souvent aux catalogues. C'est peut-être la chose la moins intéressante pour la plus grande partie du public. Le catalogue, c'est la promesse d'une information, non l'information elle-même. Cela n'a de sens que lie à un service de commande à distance, d'échange entre bibliothèques...

Ce que finalement une bibliothèque a de mieux à offrir sur le Web, c'est ce qu'elle a toujours proposé : des documents de l'information ! Alors le catalogue reprend son sens, s'il débouche sur l'information elle-même. L'informatisation des catalogues a été une étape. Nous pouvons maintenant faire mieux : offrir de l'information, des documents. Cela ne signifie pas qu'il nous faut numériser toutes nos collections : nous n'en avons ni le temps, ni les moyens, ni même le droit. Mais nous pouvons faire quelque chose, comme la bibliothèque municipale d'Avignon qui en 1998 rendra disponible sur Internet un grand nombre d'images de son fonds de manuscrits, ou celle de Lisieux qui chaque mois ajouté sur son site de courts textes littéraires, réalisant une véritable animation littéraire sur le Web.

Dans notre univers de la communication, tout ce qui n'est pas médiatise n'existé pas, dans le Sud-Ouest de la France, une manifestation avait eu lieu alors que le journal local était en grève, les organisateurs ont refait la manifestation un autre jour pour qu'on en parle dans le journal.

Il nous faut nourrir le Web avec la matière dont nous sommes dépositaires. Et le nourrir notamment dans la langue des populations auxquelles nous nous adressons. Nous participons en ce moment à une conférence internationale qui a ceci de remarquable qu'on n'y parle absolument pas anglais. L'anglais est à la fois une langue de culture remarquable et un irremplaçable moyen de communication internationale. Mais tant que les informations disponibles sur Internet sont à une écrasante majorité en anglais, tant que le vocabulaire même d'Internet, avec ses browsers, ses home pages et ses Web sités, demeure non traduit, nous ne nous adressons pas à la population dans son ensemble. Il nous faut un Internet parlant français ou allemand, mais aussi les langues utilisées en Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Slovénie, Croatie, Yougoslavie, macédoine, Bulgarie, Albanie.

De nouvelles réponses à de vieilles questions

Finalement le nouveau contexte permet aux bibliothécaires d'apporter de nouvelles réponses à de vieilles questions.

Sélection et/ou orientation

La tentation de sélectionner dans Internet existe. Une société française propose aux bibliothèques le filtrage suivant :

C'est un débat que mènent les bibliothécaires, mais aussi les responsables politiques.

A la sélection négative, on peut ajouter, ou substituer, l'orientation positive. Les bibliothécaires ont depuis longtemps expérimenté l'orientation par les catalogues et par le classement, par les vedettes matière et par les indices Dewey. Il s'agit maintenant de proposer des outils d'orientation sur le Web, des sélections organisées de sites. La sélection ne consiste plus à exclure mais à classer une petite partie d'Internet, car il serait démesuré de vouloir classer tout. Laissons faire pour cela les moteurs de recherche.

Est-ce aux bibliothécaires de classer le Web ? Ils ne sont pas les seuls à le faire. Mais ils ne le font déjà pas mal. Doivent-ils alors transposer sur Internet leur science des classifications ? C'est une question ouverte, deux sites de bibliothèques américaines proposent une exploration de sites sélectionnes à partir de classifications de bibliothèque. Mais la plupart se contentent de thèmes arborescents correspondant aux centres d'intérêt supposes des utilisateurs. Richard Roy, un des principaux organisateurs de cette conférence, a écrit il y a bien longtemps une étude sur plusieurs bibliothèques françaises qui avaient entrepris de classer les documents non plus selon la classification Dewey mais par centres d'intérêt. Ce problème se retrouve posé aujourd'hui à une échelle planétaire.

Coopération

Elle peut se développer comme jamais : elle est à la fois plus facile (techniquement) et plus nécessaire (à quoi bon refaire ce que d'autres font et rendent accessibles ?). Avec la mise en réseau généralisée, ce qui est fait une fois quelque part est accessible tout le temps et partout. C'est le moment de s'organiser !

On entend de plus en plus dire dans les conférences pour bibliothécaires que ceux-ci continueront à jouer un rôle dans la société de l'information. Fort bien mais quels bibliothécaires ? Et combien ? Suffira-t-il d'un seul bibliothécaire pour remplacer des dizaines ? Et moi, aurai-je encore un rôle à jouer ? Il y a des choses à faire bibliothèque par bibliothèque. Mais il y a aussi et aura de plus en plus de choses à faire collectivement, par partage ou délégation. De même qu'il est devenu absurde de cataloguer dans chaque bibliothèque les mêmes documents, de même il est absurde que chaque bibliothèque se lance dans un balisage du Web tout entier. La solution est dans le partage, par disciplinés ou centres d'intérêt, par public vise, par aire culturelle ou linguistique.

Libre accès

Le libre accès, qui est le principe même de la bibliothèque moderne, doit être revisitée, pour que l'ère du numérique ne dresse de nouvelles barrières. On n'accède qu'à ce qu'on comprend. Le libre accès à l'information en ligne, c'est :

Mais le libre accès, c'était aussi la découverte de documents rangés à côté de ceux que l'on cherchait. C'était la surprise, si essentielle à l'existence humaine, en littérature comme en amour. Si nous ne pouvons entrer dans Internet qu'une lui posant les questions que nous avons déjà formulées, il n'y aura plus de surprise. Ne seront satisfaits que les besoins hautement spécialisés ou ceux qui sont le produit des conditionnements de masse.

Nous retrouvons le problème traditionnel de mise en valeur des collections (Bestanderschließung). Saurons-nous sauvegarder la surprise dans la société de l'information ? Je pose la question mais n'ai pas de réponse.

Publics

La société de l'information est un processus, non un état. Nous avons à gérer la diversité des publics. A satisfaire ceux que le monde numérique n'intéresse pas, et ceux qui ont besoin d'y être formé. Cela posé de redoutables questions. Il n'y a pas aujourd'hui d'interface universelle vers la culture et l'information, il y a coexistence de démarches diverses et contradictoires. Pourtant, si le mouvement se précise, cette interface presque universelle est peut-être en train, lentement, d'émerger. Il nous faut y veiller et l'accueillir pas à pas. Demain, une bibliothèque sans écrans nombreux nous paraîtra peut-être aussi vieillotte qu'aujourd'hui une bibliothèque publique sans libre accès aux documents. Mais dans l'immédiat, en Europe centrale mais en France aussi ; la grande majorité de la population n'est pas familiarisée avec le micro-ordinateur et la souris. Prenons le temps de l'accueillir sans élever de nouvelles barrières.

Faire plus, mieux, autre chose ?

En participant à la construction de la société de l'information, la bibliothèque fait-elle plus, mieux, autre chose que ce qu'elle a fait jusqu'ici ?

Elle fait plus, parce qu'elle met à la disposition du public un espace d'information supplémentaire, celui de l'information en ligne.

Elle fait mieux, parce dans un certain nombre de domaines, cette information en ligne est plus accessible, plus riche, plus à jour, même si elle est aussi moins garantie.

Elle ne fait pas forcement autre chose. Certes, on le lui demande, et nous avons vu les services supplémentaires qui peuvent être exiges par public, comme la récupération de documents ou le courrier électronique. Mais cela peut poser des problèmes de droit, de locaux, de matériel, de personnel. Toute bibliothèque ne peut pas tout faire, et d'autres institutions publiques ou privées peuvent offrir des services supplémentaires. La bibliothèque cherche ses limites dans un monde sans limites.

Ces trois questions, nous pouvons les poser d'un autre point de vue : que se passerait-il si la société de l'informations se construisait sans bibliothèque ?

Sans bibliothèque, l'accès sera à domicile, pour ceux qui ont les moyens, sur certains lieux de travail ou dans des institutions privées. Grâce aux bibliothèques, il y aura des accès gratuits et peu chers pour tous.

Sans bibliothèque, la formation à l'utilisation des ressources aura lieu à l'école, ou dans les entreprises pour leurs seuls besoins. A la bibliothèque, elle s'adressera à tous.

Sans bibliothèque, il n'y aura davantage de services commerciaux payants. Grâce aux bibliothèques, l'accès à des informations publiques et gratuites sera garanti.

Sans bibliothèque, l'accès à l'information et à la culture se fera selon les lois du marché, pour la clientèle solvable.

Les bibliothèques, elles, ont à garantir un accès de tous à l'information et à la culture. Dans Internet et plus généralement dans l'information en ligne coexiste comme sans la société, un secteur marchand, qui a sa légitimité, et un secteur non marchand, public ou issu de l'initiative individuelle désintéresse. On voit bien qu'il n'y aura de société de l'information démocratique que si ce deuxième secteur existe.

Stratégie

J'ai dans cette intervention proposé l'analyse suivante : la bibliothèque se retrouve aujourd'hui dans une cour commune. Il n'y a plus de monopole, plus de situation acquise.

Cette situation provoque un réflexe d'autodéfense légitime. Tout groupe, toute profession, cherche à survivre. Si nous raisonnons ainsi, nous nous comportons comme ce personnage du roman Le Guépard (// Gattopardo) de Guiseppe di Lampedusa, porté à l'écran par Lucchino Visconti. Aristocrate éclairé, il déclare "il faut que tout change pour que rien ne change", signifiant par là qu'il fait accepter les réformes démocratiques bourgeoises pour en définitive conserver ses privilèges. Ce n'est pas le bon point de vue, des métiers formidables, comme ceux de l'imprimerie au plomb, on disparu devant l'évolution des techniques. Les bibliothécaires disparaîtront à coup sûr, puisque même l'humanité, même le système solaire disparaîtront. Le tout est de savoir quand.

Dans l'immédiat, les bibliothécaires subsisteront s'ils répondent à une utilité sociale et civique. Mais comme rien n'est joué, je proposerai une stratégie en deux points:

  1. Occuper le terrain, le cyberterrain, sinon toute la place sera prise et plus personne ne nous attendra.
  2. Utiliser les réseaux communs, le langage commun, les standards communs, et les enrichir par notre contribution, plutôt que de cultiver indéfiniment le dialecte bibliothécaire.
Y a-t-il urgence ? Peut-être. Mais il n'y a pas de quoi s'affoler.

Les hommes sont lents, c'est leur faiblesse mais aussi leur force. Mais c'est dès maintenant qu'il faut commencer à occuper le terrain, grâce aux éclaireurs, aux pionniers qui ouvrent la voie, et permettront aux autres d'avancer à leur rythme.

Sur ce schéma, la courbe en pointillé représente la montée en puissance d'Internet comme instrument de cercles spécialisés : chercheurs et passionnés, entreprises. La courbe continue représente les autoroutes de l'information comme service grand public, utilisé par une part grandissante de la population. J'ai tracé ce schéma il y a deux ans, et je supposais que les deux courbes mettraient 20 ans à se rejoindre. Cela sera peut-être moins dans certains pays, plus dans d'autres. Le temps que prendront ces deux courbes pour se rejoindre représente très exactement le temps dont les bibliothèques disposent pour prendre toute leur place. Après, il sera trop tard.

Savoir que les choses prendront du temps, mais qu'il n'y a pas de temps perdre, tel est la situation à laquelle nous sommes confrontés.


Texte publié dans un numéro spécial de Könyvtari Figyelõ. Budapest, 1998.

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