abf Bulletin d'informations no186,
1er trimestre 2000
Association des bibliothécaires français |
Le multimédia et les bibliothécaires : une histoire de mots
par Dominique Lahary
Bibliothèque départementale
du Val d'Oise
En hommage à Alain Rey
Les mots ne dénomment pas telle ou telle réalité de manière définitive ; leur correspondance est fixée par convention. Ce n'est qu'une fois établie la convention et installée la coutume qu'on les considère comme dénommant telle ou telle réalité.
Xunzi (3ème siècle av. J.-C.), continuateur de Confucius.
Cité par Anne Cheng dans Histoire de la pensée chinoise, Éd. du Seuil, 1997.Si récent soit-il (Le Robert date de 1980 son introduction dans la langue française) le mot multimédia a déjà toute une histoire, et les bibliothécaires ont avec lui un passé. Ils furent en effet, dès ces années qui virent l'essor des médiathèques, grands utilisateurs de ce néologisme autant latin qu'anglo-saxon, puisqu'aussi bien les anglophones usent du latin plus encore que nous.
Le temps des médiathèques fut celui de la multiplication des supports : documents sonores sous forme de disques vinyles puis compacts et de cassettes audio, vidéogrammes, oeuvres d'art ou reproductions. Nous parlâmes de collections multimédias. Décrivant celles-ci dans un catalogue unique, fût-il sur fiches bristol, nous nous glorifiâmes de nos catalogues multimédias. Quelques audacieux, de Michel Bouvy à Cambrai (introducteur en France du mot médiathèque dès les années 1970) à Alain Pansu à Taverny, instaurèrent au moins partiellement un classement multimédia, signifiant par là que tous les supports étaient mêlés dans un ordre unique. Et comme certains documents combinaient plusieurs supports (un imprimé et une cassette audio, puis un imprimé et un cédérom), nous les désignâmes sous l'expression documents multimédias..
Cet usage survit en 1999, dans la littérature professionnelle, mais aussi dans des guides du lecteur, plaquettes, articles de la presse municipale et discours d'élus par nous rédigés. Nous devrions pourtant avoir la certitude croissante de ne plus être compris, tant médias et conversations bruissent de plus en plus du mot multimédia, mais dans une toute autre acception.
Que s'est-il passé ? L'embarras terminologique de la BnF nous met sur la voie. Son cédérom DSAM (Documents sonores, audiovisuels et multimédias) comprenant des notices bibliographiques décrivant des non livres, propose une typologie des types de document documents multimédias se répartissant entre multi-supports et cédéroms.
Ce sont bien sûr ces derniers qui correspondent désormais au sens commun : le multimédia est monosupport. Le Petit Robert donne du mot ces deux définitions :
- Qui concerne plusieurs médias ; diffusé par plusieurs médias. Campagne publicitaire multimédia
- n.m. Technologie intégrant sur un support électronique des données multiples (son, texte, images fixes ou animées). adj. Des encyclopédies multimédias.
... au tout numérique
On pourrait écrire si l'on ne craignait de jargonner que le multimédia, dans la nouvelle acception du terme, est un monosupport multimode.
Comment est-on passé du multisupport à son exact inverse : le monosupport ? On pourrait penser que pour décrire cette nouvelle réalité, le mot multimédia est bien mal choisi, et qu'unimédia(1) conviendrait mieux. A moins qu'implicitement le mot média ait changé de sens : du support au contenu, du véhicule au message. L'important n'est plus qu'apparaisse une image grâce à un dispositif technique spécialisé, que soit produit du son par un appareillage idoine. Ce qui compte c'est que soit produit de l'image, ou du son.
On présente souvent ce phénomène comme une dématérialisation du document, et le mot virtuel fait florès. Encore faut-il s'entendre sur ces termes. La dématérialisation n'est pas plus abolition de la matière que la délocalisation est absence de lieu. Les documents dits virtuels sont bien réels, puisqu'ils s'agit de modulations physiques ou magnétiques, formant des octets, stockés sur des unités (disques, bandes...). Mais en mode client-serveur(2), seules des copies, chargées sur le poste client, sont affichées (et/ou transformées en son) par l'utilisateur. Tout le processus repose bien sur de la matière, mais ce n'est jamais le document original qui est directement utilisé.
On parle de support unique, mais le sens de ce mot-là aussi a changé. La véritable unité du multimédia n'est pas matérielle : les supports sont magnétiques, optiques ou magnéto-optiques. C'est une unité de codage. Nous sommes dans le tout numérique. Encore n'est-ce pas le code lui-même qui est unique (on ne code pas une image comme un texte et il y a mille façons de les coder) mais le nombre des symboles qui le constituent, et qui ne sont qu'au nombre de deux (le binaire) usuellement désignés à l'aide des chiffres 0 et 1. Il faut enfin préciser que si tous les documents informatiques sont numériques, l'inverse n'est pas vrai. Un CD audio par exemple présente une piste numérique qui n'est pas organisée comme un fichier ou un ensemble de fichiers informatiques.
Matière et lieu sont indifférents (l'utilisateur les ignore le plus souvent). Un même " document " peut même reposer sur une combinaison de supports et de lieux, tels que les cédéroms permettant l'utilisation de ressources disponibles sur Internet, ou un site Web proposant une utilisation personnalisée parce qu'il a installé des cookies(3) sur le poste de l'utilisateur.
Du texte, de l'image, du son
On définit le multimédia comme la combinaison de texte, d'images fixes et animées, de sons. Certains ajoutent à bon droit données et programmes informatiques(4). Faut-il vraiment que tous ces éléments soient réunis ? Il y a en réalité deux définitions du terme, l'une intensive et l'autre extensive.
Certains voudraient ne voir de multimédia que s'il y a du son et de l'image animée, et semblent y tenir plus qu'au texte. Ainsi a-t-on pu lire en 1999 en couverture d'une revue consacrée à Internet que celui-ci allait devenir " enfin multimédia " parce qu'une amélioration des débits supportés par les réseaux physiques allait vraiment permettre la diffusion d'images animées. Pareille insistance cache souvent, derrière une approche techniciste, un projet : faire de l'image animée et sonorisée la forme idéale de tout message. Comme c'est en général la plus cher à réaliser, on qualifiera ce projet d'industriel. On peut au moins s'accorder à qualifier de " véritable multimédia " toute ressource qui combine réellement (et non juxtapose) plusieurs des modes d'expression, ce qui suppose un agencement temporel.
Mais on peut également se contenter d'une définition moins exigeante : c'est cet usage qui semble prévaloir. En l'état actuel de diffusion des produits et des techniques, il s'agit plus souvent d'une juxtaposition de médias(5) que de leur combinaison L'essentiel est que potentiellement, divers modes d'expression puissent être combinés. Il n'est pas nécessaire qu'ils le soient tous à tout moment, parce que ce n'est pas forcément utile, ou techniquement opérationnel, ou économiquement viable. On accordera donc le label multimédia même s'il ne comporte que des images fixes et pas de son - l'essentiel des informations étant souvent véhiculé par du texte. On maintiendra que l'Internet est multimédia même si les séquences animées y sont encore rares - en l'état actuel des débits à la disposition de la plupart des utilisateurs, mieux vaut qu'il n'y en ait pas trop et même l'image fixe, si elle comprend trop d'octets, est souvent encombrante.
On pourrait même risquer cet apparent paradoxe : l'essentiel, dans le multimédia, c'est souvent le texte. Le multimédia est le moyen de combiner du texte et des moyens audiovisuels, il marque la réintroduction du texte écrit au sein de séquences animées où il n'existait que sous forme de générique ou de sous-titres.
Quant à la coexistence ou à la combinaison de différents modes d'expression sur un même support ; elle n'a évidemment rien d'inédit. La coexistence de l'image et du texte écrit est aussi vieille que ce dernier, celle du son et de l'image animée date de 1926(6). Il y avait au milieu des années 1995 quelque chose de pathétique à voir des démonstrateurs de cédérom projeter avec ravissement sur grand écran une image incertaine accompagnée d'un son étouffé.
La véritable nouveauté c'est l'unicité du codage fédérant tous les modes d'expression, ce qui favorise leur combinaison et leur diffusion par les réseaux (téléphoniques, câblés, hertziens) ou sur disque compact, la galette de 12 cm étant, avec le DVD, appelée à devenir un format universel. Certes devraient demeurer des secteurs d'éditions individualisés (le document sonore, le film, le DVD-Rom), mais avec une contamination réciproque des modes d'expression : liens à des sites Web, séquences multimédia présentes sur un CD audio (CD-Extra, enhanced CD), multilinguisme des bandes sonores et des sous-titres et dossiers accompagnant les films sur DVD).
Une des conséquences annoncée depuis déjà une demi-décennie est la fusion du téléphone, du téléviseur et du micro-ordinateur. Encore faut-il être prudent en la matière. On s'achemine peut-être davantage vers une contamination réciproque de ces postes clients que vers une unification, tant les usages - et les usagers - divergent.
Interactivité contre linéarité ?
Seule une partie des dictionnaires généralistes(7) songe à citer ce qui est pour les thuriféraires du multimédia un de ses traits essentiels, peut-être le plus important : l'interactivité, souvent présentée comme une restitution du pouvoir à l'utilisateur final. En informatique, l'interactivité, synonyme de mode conversationnel, désigne un dialogue entre l'utilisateur et la machine (on dira plutôt le système : on ne dialogue pas avec une machine, seulement avec un logiciel, c'est-à-dire une oeuvre de l'esprit). Le mot interactivité semble signifier au moins un partage de l'activité entre producteur et consommateur, auteur et utilisateur. Il est permis de tempérer cet enthousiasme souvent feint et trompeur et de distinguer, pour simplifier, trois types d'interactivité :
- Le réflexe conditionné
En 1936 Julien Duvivier accepta sous la pression de ses producteurs de tourner une seconde fin heureuse à l'admirable dénouement tragique de La belle équipe pour qu'on demandât à un panel de spectateurs cobayes laquelle ils préféraient (ils choisirent bien évidemment le happy end). Ainsi est né ce qu'on fait aujourd'hui passer pour de l'interactivité, et qu'on peut analyser comme une organisation du réflexe conditionné.
Le libre parcours
Le multimédia permet souvent un libre parcours de l'utilisateur, par sélection sur un menu ou lien hypertexte, soit par formulation de requêtes. L'utilisateur travaille sur des données qui lui sont imposées et qu'il ne peut modifier, mais il les sélectionne lui-même, par démarche systématique ou vagabondage. C'est la figure dominante de l'interactivité du multimédia. Ses trois avatars sont le cheminement (surfer sur le Net... ou dans un cédérom), la recherche et le jeu. Un de ses domaines d'application est le commerce électronique.
La création partagée
L'interactivité créatrice suppose que l'utilisateur lui-même puisse créer ou modifier des données, et non seulement émettre des requêtes ou participer à un jeu. En ce sens le courrier électronique, qui peut fort bien ne se pratiquer qu'en mode texte, est bien plus interactif que la plupart des produits et services multimédias. Certains jeux ou produits pédagogiques présentent une interactivité intermédiaire entre la seconde et la troisième figure : le participant peut créer des données, mais dans le cadre d'une règle ou d'un programme.Cette interactivité n'est pas nouvelle. On entend parfois railler le multimédia au motif que les appels de notes sont de de l'hypertexte(8), et le vagabondage dans un dictionnaire de l'interactivité. Il n'y a pas là de quoi s'esbaudir : le multimédia n'est effectivement que la continuation de l'interactivité par d'autres moyens. C'est devenu une banalité que de dire que le lecteur construit lui-même son propre sens. Cette autoconstruction a aussi son substrat matériel : on manipule un livre comme on veut. Un produit multimédia, presque comme on veut.
Presque, car il faut introduire deux restrictions. La médiation de la machine et du programme sont une contrainte (ils peuvent mal fonctionner, l'utilisateur peut mal les connaître). Mais surtout, au vagabondage totalement libre que permet un livre, s'oppose une déambulation programmée. L'utilisateur choisit son cheminement, mais les chemins sont tracés : le labyrinthe n'est pas la jungle. Le multimédia est souvent assimilé à tort à du zapping. Zapper, c'est passer du coq à l'âne. Cliquer sur un hyperlien, c'est passer du coq à la poule, ou au clocher, ou au coq au vin.
Reste que ce cheminement a une conséquence intellectuelle considérable : il n'y a pas d'ordre imposé (principe de non linéarité), mais saut d'étape en étape, chacune constituant un bloc d'informations juxtaposées(9). Cette structure, qui connaîtra peut-être des évolutions, s'oppose en tout cas à ce qu'on pourrait appeler la séquence narrative, qui impose qu'on la suive dans l'ordre et intégralement, du début à la fin.
Ce hachage ou cette granularité du contenu, qui n'est pas sans rappeler le format obligatoirement infinitésimal de tout extrait d'interview (d'une personnalité connue comme d'un quidam sollicité sur le trottoir) diffusé au journal télévisé de 20 heures, est assez caractéristique de bien des cédéroms. Il généralise un mode de lecture par feuilletage (en anglais browsing). évidemment adapté depuis longtemps à la consultation de nombreux ouvrages documentaires et en tout cas des dictionnaires.
Si ce mode de lecture devait se généraliser, les dégâts intellectuels et culturels seraient évidemment considérables. La séquence narrative est en effet irremplaçable dans le domaine de l'art (un conte, une pièce de théâtre, une symphonie, un film de fiction, un poème épique, un roman) comme dans celui de la pensée. L'exposé scientifique ou le raisonnement philosophique commandent eux aussi que l'auditeur ou le lecteur suivent un fil qui leur est imposé. S'il n'y avait d'informations qu'en bloc et de parcours que libre, alors ce serait, oui, une défaite de la pensée, de la civilisation.
Nous n'en sommes pas là, et Internet permet même de copier et d'imprimer des séquences longues, notamment des textes, ce qui n'a plus rien à voir avec le multimédia, puisque ce n'est pas seulement un système de lecture, mais aussi un dispositif de diffusion de documents.
Quoi de neuf ? La globalisation
Il y a au moins une nouveauté radicale dans l'irruption du multimédia en réseau : c'est l'effet de fusion(10). Si l'on songe à la variété de ce qui était imprimé, bien au-delà de ce que les bibliothécaires reconnaissaient comme objets bibliographiques, on est déjà dans l'ordre du fatras : littérature et publicité, tracts et traités scientifiques, prospectus d'officines de tous ordres et affiches de toutes sortes, règles du jeu et modes d'emplois, périodiques et billets d'entrée à un spectacle ou une manifestation sportive, bons de commande et bons du Trésor, publications éditées et auto-éditées, l'inventaire serait sans fin.
A fatras, fatras et demi : ajoutez à ces premiers ingrédients beaucoup d'images, passablement de vidéo, des jeux à foison, de la correspondance privée, des spots publicitaires et des enseignes lumineuses, un nombre considérable de logiciels agrémentés de quelques virus, des cartes postales, des vitrines et des arrière-cours, enfin l'accès à des bases de données de toutes sortes, et vous avez Internet.
Depuis toujours les hommes produisent n'importe quoi en matière d'oeuvres et de fientes de l'esprit : mais voilà que tout se retrouve dans la même marmite. Avec le même principe de codage, sur les mêmes supports, véhiculé par les mêmes réseaux, accessibles par les mêmes logiciels. Ce n'est ni plus ni moins qu'un des aspects essentiels de la globalisation, que les Français s'obstinent à tort à nommer le plus souvent mondialisation, exagérant ainsi le côté géographique de la question.
Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, l'information, la culture et le n'importe quoi sont accessibles de n'importe où avec les mêmes outils (voilà pour l'aspect géographique), et tous types d'acteurs (services publics, entreprises, groupes divers, particuliers) sont susceptibles de les utiliser également.
Vers la multimédiathèque ?
Comment la bibliothèque peut-elle se situer dans ce contexte qu'on est bien obligé de qualifier de nouveau ? Après un préambule typologique, trois thèmes de discussion nous guideront vers la conclusion. Qu'on pardonne leur présentation délibérément partisane : c'est ainsi que se nourrit le débat.
Qu'entendrons-nous donc par multimédia en bibliothèque ? Dans l'immédiat, pour l'essentiel, les cédéroms (objets à emporter ou consommer sur place) et Internet (ressources distantes à mettre à disposition et/ou produites nous-mêmes sur nos sites Internet). Puis, probablement, toujours des objets à emporter (dont le DVD devrait être bientôt la figure dominante) et des ressources accessibles sur écran, de l'intérieur de la bibliothèque et/ou du monde entier (Intranet, Internet), produites par quiconque ou par la bibliothèque, payantes ou gratuites, acquises ou non, dans une indistinction croissante, du point de vue de l'utilisateur présent dans nos locaux, du local et du distant. Voilà pour la terminologie, passons à la discussion.
Le premier thème concerne le traitement par support. Les annonciateurs de la fin de l'histoire en sont toujours pour leurs frais. Au moins peut-on se risquer à annoncer la fin de cycles. Celui ouvert dans les années 1970 par la multiplication des médias s'achève peut-être. C'est que la médiathèque s'est surtout constituée par accumulation successive de supports, les initiatives radicalement intégratrices évoquées en ouverture de ce texte étant demeurées exceptionnelles. Le multimédia consacre la confusion des supports en même temps que leur superficialité. Puisse le métier de bibliothécaire ne pas sécréter de nouvelles variantes appelées cédéromothécaire, dévédéthécaire, webothécaire. Place aux contenus, et à l'intégration.
Le second thème concerne l'informatique. Enfin celle-ci sert à autre chose qu'à gérer, prêter, cataloguer ! Elle devient un support d'information, de culture et de n'importe quoi, bref un média. Le public s'en empare. N'en soyons pas jaloux, et rayons dès que possible de notre vocabulaire le terme devenu ambigu d'informatisation des bibliothèques. Sous-entendre part là informatique de gestion ferait croire que nous nous cramponnons à l'outil de peur qu'on nous le vole. Parlons de gestion informatisée d'une part, de multimédia et de collections et ressources numériques d'autre part.
Le dernier thème est franchement global. On pourrait l'appeler : " le multimédia et nous ". Il sera introduit par un appel à éviter trois erreurs.
La première erreur serait de résister. Il existe sur la place publique des résistants patentés au multimédia ou à Internet(11). Ils sont utiles. Accueillons leurs ouvrages dans nos collections, ils y ont toute leur place. Mais ne les prenons pas au pied de la lettre : la bibliothèque ne se construit pas contre la société. Une partie du public a déjà ses usages, certains déjà nous demandent le multimédia, c'est un hommage qu'il nous rend. Le chemin est encore long. Les résistances viennent tantôt du milieu professionnel, tantôt de la tutelle administrative ou politique. On retrouve les réflexes de méfiance observés naguère d'un côté (contre les bandes dessinées, la " paralittérature "(12)) ou de l'autre (contre le Minitel ou le fax). Le nombre de bibliothèques connectées à Internet, remarquablement croissant, peut encore étonner par sa faiblesse : 8,8% des bibliothèques municipales de communes de plus de 2 000 habitants (10,9 de plus de 10 000 habitants) disposent d'un accès Internet dont 6,4 le proposent au public(13).
La seconde erreur serait de s'abandonner aux prophètes de malheur (le dernier poncif à la mode fut un temps de prophétiser la disparition prochaine des bibliothèques) ou à sa propre fascination, en versant dans le tout multimédia. " Pour de nombreuses années encore, on constituera des collections physiques d'imprimés dans les bibliothèques ", souligne Dominique Arot(14) après s'être insurgé contre la réduction du rôle de la bibliothèque à la gestion de flux. Ce terme peut d'ailleurs être décliné différemment. Hervé Le Crosnier(15) a opposé les médias de flux (radio, télévision) aux médias de stock... au rang desquels se range Internet. Les bibliothèques sont très mal placées pour redistribuer du flux. Elles sont en revanche dans leur rôle en tant que dispensatrices de stock, qu'il soit distant (Internet ou les documents qu'elle peut obtenir dans le cadre du prêt entre bibliothèques) ou local (sa propre collection " physique " et numérique), une grande partie de cette dernière étant constituée de séquences narratives (imprimés, sonores ou vidéos) dans la sauvegarde desquelles son rôle pourrait être de plus en plus essentiel.
La troisième erreur serait de circonvenir. J'ai proposé en 1994 la définition suivante : " un nouveau média, c'est un média auquel les bibliothécaires appliquent une bibliothéconomie ancienne "(16). N'envisager le cédérom que pour la consultation sur place, c'est se contenter d'une section d'usuels. Espérer que les internautes ne navigueront à la bibliothèque que pour faire de la recherche documentaire, c'est réduire la bibliothèque à sa fonction informative ou pédagogique; quand depuis longtemps nous avons ouvert nos collections à davantage de futilité... et toléré l'usage de nos espaces pour écrire (y compris de la correspondance privée !), se rencontrer, converser. Ne donner accès à des ressources d'Internet que par l'intermédiaire du catalogue, c'est organiser l'accès indirect aux documents, comme avant le temps du libre accès.
Le libre accès est un acquis historique essentiel pour la plupart des types de bibliothèques. Comment appliquer ce principe à Internet ? Tout simplement en permettant la libre navigation, exact correspondant de la libre déambulation du lecteur dans les rayonnages(17). Internet n'est pas un média de flux, mais c'est un média. Il a sa logique. Des extraits du Net ne sont pas le Net.
Pourquoi cela ne va-t-il pas de soi dans les bibliothèques ? Tout simplement parce qu'il y a conflit entre des logiques bibliothéconomiques contradictoires. L'exigence de libre accès adaptée à ce nouveau média est incompatible avec deux principes :
- un principe technique, qui veut que ne soit traitables par les techniques documentaires qu'un document isolable, une unité bibliographique ;
- un principe intellectuel, qui veut que la bibliothèque sélectionne dans une production éditoriale donnée ceux des documents qu'elle valide (cela mérite discussion), en tout cas qu'elle choisit de mettre à la disposition des utilisateurs.
Autrement dit, il y a contradiction entre la démarche traditionnelle des bibliothécaires, consistant à sélectionner des unités bibliographiques, et le Web qui est une soupe à grumeaux (un fatras de ressources fluctuantes au milieu desquelles surnagent des unités bibliographiques isolables). Si le bibliothécaire ne veut faire que ce qu'il a toujours fait, il tente d'aspirer et de référencer quelques grumeaux, dans une démarche documentaire cohérente avec le traitement de sa collection physique. Il trahit alors le média.
Dans la jungle, il s'agit de manger ou d'être mangé. D'aucuns ont prophétisé que le multimédia mangerait les bibliothèques. Proposons plutôt qu'elles le mangent, parce qu'elles sont plus vieilles, plus fortes que lui. Non bien sûr qu'elles le fassent disparaître, mais qu'elles l'intègrent à leur démarche bibliothéconomique. Mais cela n'ira pas sans rupture. Imaginions-nous un seul instant que nous pourrions sortir indemnes de cette aventure ?
Grâce au prêt entre les établissements, toute bibliothèque était censée être une porte vers toutes les bibliothèques. Maintenant toute bibliothèque peut être une porte vers le monde globalisé de l'information en ligne : le multimédia fait tomber le mur de la bibliothèque, des bibliothèques. On sait que quand les murs tombent, ce n'est pas sur un avenir radieux, mais sur un présent qui est ce qu'il est. Soyons au moins contemporains.
Place au mot, place à la chose
Bien des mots sont chargés de sens multiples, entre lesquels seul le contexte permet de choisir. Mais chacun d'eux a souvent une signification par défaut, celle qu'hors contexte on suppose a priori, et qui peut changer avec le temps. C'est probablement dès le début des années 1990 qu'on n'a plus reconnu dans le sigle PC le parti communiste, mais le personnal computer. C'est à la fin de ces mêmes années que l'adjectif substantivé portable a moins désigné un micro-ordinateur qu'un téléphone. La même aventure est arrivée au mot multimédia vers le milieu de la décennie.Il importe peu de partager, pour des acceptions différentes, avec les menuisiers et les topographes la cote, avec les policiers et les juges d'instruction l'indice, avec la marine et le cinéma la vedette. Dans le premier cas le public a adopté notre usage, dans les second et troisième nous le gardons pour nous et c'est bien ainsi. Mais le mot multimédia touche au monde de l'information et de la diffusion culturelle. Nous n'avons qu'une solution : l'entendre comme le public, sinon notre message devient inintelligible.
Puisse ce renoncement sémantique être le signe que nous avons su dans notre bibliothéconomie faire sa place au multimédia. Toute sa place. Rien que sa place. La bibliothèque, appelons-la médiathèque si l'on veut, aura alors prouvé qu'au lieu de disparaître dans la globalisation, elle y aura conquis un rôle, celui là même qu'elle avait auparavant.
Notes
(1) Néologisme proposé par Xavier Dalloz et André-Yves Portnoff dans : Les promesses de l'unimédia, in : Futuribles n°191, octobre 1994. Voir aussi Dominique Cotte, L'impact du multimédia sur les bibliothèques, in : Bibliothèque et multimédia, Libre accès n°20, octobre 1999, Evry : Agence culturelle et technique de l'Essonne (BP188, 91006 EVRY Cedex).
(2) Architecture informatique selon laquelle des logiciels clients demandent des données, les traitent éventuellement et les présentent, et des logiciels serveurs reçoivent les requêtes des clients et leurs adressent les réponses. Ce modèle, qui peut comporter divers niveaux de complexification, est notamment celui du World Wide Web : un client universel (le navigateur) envoie des demandes et affiche des documents. Ce fonctionnement aboli la frontière entre la consultation et l'appropriation. Chaque information affichée a préalablement été chargée sur le poste de l'utilisateur : voir, c'est avoir.
(3) Cookie : fichier chargé par un site distant sur le poste de l'utilisateur, le plus souvent à l'insu de ce dernier.
(4) Le Dictionnaire Hachette édition 2000, 1999, définit ainsi le multimédia : " Technique permettant de rassembler sur un même support des moyens audiovisuels (textes, son, images fixes et animées) et des moyens informatiques (programmes et données) pour les diffuser simultanément et de manière interactive ".
(5) Hervé Le Crosnier, Avons-nous besoin des journaux électroniques ? , communication aux journées SFIC-Ensib, Villeurbanne, 20 novembre 1997, <http://www.info.unicaen.fr/~herve/pub97/enssib.html.
(6) Alan Crosland a réalisé en 1926 avec Don Juan le premier film à bande son postsynchronisée, et avec The Jazz singer en 1927 le premier film parlant et chantant.
(7) Le Dictionnaire Hachette (voir note 3) et le Petit Larousse grand format, 1999 : " Ensemble des techniques et des produits qui permettent l'utilisation simultanée et interactive de plusieurs modes de reproductions de l'information (texte, son, images fixes ou animées) ". De son côté la liste RAMEAU renvoie l'interactivité sur le mot hypermédia, pourtant peu usité, puisqu'elle définit ainsi le multimédia : " Systèmes informatiques intégrant ou présentant l'information sur différents éléments ou supports pour le traitement et la transmission de l'information sous toutes ses formes : texte, son, image fixe ou animée : si l'information présente sur ces supports est manipulée d'une manière interactive (en conversationnel), utiliser hypermédia. 19/05/94, Laval ".
(8) Le présent article sera vraiment hypertexte, même dans sa version imprimée, si le lecteur considère les références aux textes cités en note comme des invitations à les lire ou les relire.
(9) Hervé Le Crosnier, L'hypertexte en réseau : repenser la bibliothèque, in : Bulletin des bibliothèques de France, 1995, n°2, <http://www.enssib.fr/Enssib/bbf/bbf.doc/lecrosni.doc>. L'auteur montre que cette structure se traduit par deux formes de désorganisations cognitives : juxtaposition d'informations plutôt que connaissance structurée, perte par le lecteur de sa recherche primaire au profit de chemins de traverse.
(10) Sur d'autres nouveautés radicales, on lira avec intérêt François Reiner, Internet, une révolution aussi importante que l'imprimerie ? [intervention aux journées d'études de l'ADBDP, novembre 1998], <http://www.adbdp.asso.fr/association/je1998/reiner.htm>.
(11) On songe évidemment à Paul Virilio, mais aussi à Paul Yonnet, dans son dernier ouvrage Les pratiques du loisir, Gallimard, 1999 (Bibliothèque des sciences humaines).
(12) Expression qui semble avoir disparu de la littérature professionnelle, et qui englobait le roman policier, la science fiction, le roman rose et autres genres exclus de la culture légitime.
(13) France, Ministère de la culture, Direction du livre et de la lecture, L'équipement informatique des bibliothèques municipales et départementales : Évaluation 1998, <http://www.culture.gouv.fr/culture/dll/Imeca.pdf>
(14) Dominique Arot, Politiques documentaires et politiques de collections : raisons et passions, in : Bulletin des bibliothèques de France, 1999, n°2, <http://www.enssib.fr/Enssib/bbf/bbf-99-2/14-arot.pdf>.
(15) in : De Gutenberg aux autoroutes de l'information : nouvelles technologies, nouvel enjeu culturel ? : actes du colloque, Rouen, 24-25 novembre 1995 / Comellia. - Rouen : Comellia, 1996. - 76 p. - ISBN 2-9510141-1-2.
(16) Dominique Lahary, Du profil de poste au métier, in : Bulletin d'informations de l'ABF n°164, 3ème trimestre 1994
(17) Sous réserve la mise en place de dispositifs (de préférence sous formes de règlement et de disposition spatiale des écrans) de nature à prévenir, autant que faire se peut, les usages illicites.