Web statique, web dynamique et libre accès à l'information
Message de Dominique Lahary à la liste de diffusion biblio-fr, 08/11/2000

L’étude sur les sites web universitaires français réalisée par la société Kosmos qu’un message diffusé sur biblio-fr le 6 novembre 2000 nous invitait à consulter (http://www.educnet.education.fr/superieur/web-u.htm) est pleine d’intérêt, bien au-delà du seul cas des universités.
Mais sa phrase de conclusion mérite à mon sens débat.
Lui accordant une portée générale, je livre ici une réaction sans chercher la nuance, espérant être contredit si je suis injuste, partial, partiel, techniquement mal informé.

« Il est désormais important de porte une attention toute particulière aux potentialités que les technologies de bases de données pourraient adopter aux serveurs universitaires : gestion dynamique des données, mise à jour et validation à distance, affranchissement des barrières techniques pour plus de fluidité entre les responsables (responsables de contenus, responsables administratifs, etc.).
Plusieurs universités ont commencé sur ce chemin : c’est incontestablement la future génération des sites universitaires ».

Voilà une conclusion furieusement tendance, que j’ai déjà lue sous la plume d’autres organismes de consultants ou de prestataires de services.

A les en croire, servir aux internautes des pages Web statiques serait du dernier ringard, bien représentatif du premier âge de l’Internet Ces prophètes annoncent la venue d’une nouvelle ère, où il n’est de bonne page que générée dynamiquement, de bonne saisie que par formulaires, le tout géré sous forme de base de données.
Les motivations d’une telle injonction paraissent excellentes : gérer des centaines de pages statiques apparaît lourd, coûteux, peu souple. Le passage obligé par la fabrication et la modification de fichiers HTML entraîne une centralisation technique, avec un « risque de goulet d’étranglement ».
Nul doute que pour certains sites ou certaines parties de sites cette approche ne soit justifiée.
Le danger, c’est la généralisation de cette approche.

Le web statique c’est le libre accès à l’information. J’emploie à dessein ce terme de « libre accès » si plein de sens en matière de bibliothèque. Certes l’Internet n’est pas une bibliothèque, ou n’en est pas seulement une, mais bien des notions propres aux bibliothèques lui sont applicables, et pas comme métaphores !

Libre accès cela signifie : - que connaissant un URL on accède directement à l’information précise Souhaitée
- que des liens hypertextes permettent de relier directement des documents ou des parties de documents
- que les moteurs de recherche indexent directement les pages et permettent de les identifier et d’y accéder.
Cette liberté est transversale. Elle permet un passage de site en site. Dans cette logique, le document est tout, le site rien.

A l’inverse le passage obligé par une page d’accueil gérant toute demande d’information sur le mode d’une requête vers une base de donnée interdit tout accès direct. Le document n’est rien, le site est tout. Un simple exemple : il est impossible de proposer sur son site un lien vers le calendrier des concours territoriaux ou la fiche descriptive d’un cadre d’emploi proposé par le CNFPT : il faut obligatoirement passer par la page d’accueil http://www.cnfpt.fr [ceci n'est plus vrai – note d'août 2007].

On voit bien les objectifs cachés derrière ce passage obligé par la page d’accueil, qu’on l’ait ou non rebaptisée portail :
- attirer l’internaute vers l’ensemble de ses services
- le cas échéant, lui faire lire les bannières publicitaires
- le cas échéant, le repérer et suivre son comportement grâce aux Cookies
- le cas échéant, lui proposer des services personnalisés calibrées en fonction de son comportement (cookies, toujours)
- le cas échéant, conditionner l’accès à une inscription, un mot de passe, une tarification
L’intérêt ici défendu est celui du site constituant SA clientèle, non de l’utilisateur du Web en général, qui n’entend pas forcément qu’on lui impose de toujours passer par la grande porte en montrant patte blanche et préfère les raccourcis, les chemins de traverse, l’entrée furtive par une fenêtre ou une porte dérobée.

Un web réduit à une collection de portails dûment gardés comme des boîtes de nuit représenterait une régression formidable... disons vers le modèle Minitel, réduisant à néant la géniale invention du lien hypertexte. Au secours, Tim Berners Lee !

Internet étant tout et n’importe quoi, y compris l’avenir de la vente par correspondance, la multiplication des site-bases de données est inéluctable et pour tout dire légitime. L’important est que cela ne devienne pas un modèle unique.

Outre qu’il contrarie le libre vagabondage de l’internaute, ce modèle a deux conséquences notables : sur la conservation et sur les conditions économiques et techniques de réalisation des sites.

Les bibliothèques nationales, suivant l’exemple pionnier des suédois, se posent la question de la conservation de la mémoire du web. La tâche est déjà gigantesque s’agissant du web statique. Elle deviendrait mission impossible s’il n‘y avait plus que des bases de données. Il est permis de s’interroger sur une « société de l’information » sans mémoire , qui n’émettrait plus que de l’éphémère intransmissible, une société incapable de produire autre chose qu’une suite chaotique de hoquets subliminaux.

Au-delà se dessine un modèle économique de relation entreprise-client fondée (adieu Taylor !) sur l'individualisation des services à des utilisateurs dûment enfermés dans leurs habitudes solvables et leurs réflexes conditionnés. Ce n'est pas précisément la même chose que le service public de l'information et de la culture ou que la libre circulation des idées entre personnes morales et physiques.

Quant aux conditions économiques et techniques de réalisation des sites, elles changent évidemment du tout au tout selon que l’on gère du web statique ou du web dynamique. La société Kosmos a raison quand elle remarque que la réalisation de pages statiques concentre la fabrication d’une information au sein d’une institution, encore que la fabrication de pages web soit bien mythifiée : ne serait-ce pas tout simplement la figure montante du traitement de texte ? Ceux-ci permettaient de gérer des modèles. Faire des pages conformément à une charte peut être considéré comme une tâche banale aisément diffusable ?

Mais Kosmos oublie de dire que la barrière qu’elle propose de faire sauter au sein de l’institution se retrouve entre celle-ci et le prestataire. Dans bien des cas, réduire tout un site à une ou plusieurs bases de données accroît les coûts (même s’il n’est pas aisé de le mesurer : on passe des coûts cachés du temps de travail aux factures de prestataires), rend l’organisme dépendant d’une prestataire, limite ses possibilités de publication, de documents en ligne. L’intérêt ici défendu est celui des entreprises prestataires des services et produits Internet. Ce n’est pas méprisable : la prétendue « nouvelle économie » fait partie de l’économie, c’est un gisement d’emplois, une source de création de richesses. Mais appelons un chat un chat et reconnaissons que le thème du web de « nouvelle génération » est une idéologie qui sert des intérêts précis.

Au bout du compte, la généralisation du web dynamique de service et la réduction des documents fixes à des formats tels que PDF sonnerait le glas du rôle qu’aujourd’hui HTML comme format de document universel, aisé à rechercher, atteindre, afficher, publier. Il est heureusement des tendances inverses (faut-il citer le sigle magique d’XML ?).

Risquons l’optimisme : le Web de publication est déjà trop répandu pour disparaître, un web mettant, pour le meilleur et pour le pire et pour des coûts pouvant être infimes, la puissance du réseau des réseaux à la porté de quiconque souhaite produire ou consommer. Les bases de données peuvent prendre leur place, pas toute la place. Face aux prophètes de la « nouvelle génération », plaidons pour un web délibérément intergénérationnel, dynamique ET statique. Ceci vaut pour l’Internet dans son ensemble. Mais aussi pour chaque site. Encore faut-il que le mode base de données ne soit pas imposé comme principe unique à un organisme ayant à proposer, non seulement des services, mais aussi des DOCUMENTS.

Ne réduisons pas les arts plastiques aux seuls arts cinétiques.