Bibliothécaire, un métier à la croisée des chemins
par Dominique Lahary
La lettre du cadre territorial, 15 juin 2004

Dans la fonction publique territoriale, « bibliothécaire » est depuis 1992 le nom d’un cadre d’emplois de catégorie A, qui concerne aussi des documentalistes. Mais le mot renvoie toujours à un métier plus vaste, plus diffus, qui échappe à toute définition statutaire — le Conseil supérieur des bibliothèques n’a-t-il pas désigné en 1992 sous le terme de « bibliothécaire volontaire » (1) ces bénévoles agissent dans de nombreuses communes rurales, le plus souvent avec le soutien de la bibliothèque départementale ?

Le mot est demeuré alors que la diversification des supports, volontiers sacralisée par le recours au mot « médiathèque », a souvent entraîné des cloisonnements entre spécialités (discothécaire, vidéothécaire…) s’ajoutant à celle, bien identifiée, des bibliothécaires pour la jeunesse.

L’arrivée des cédéroms et surtout d’Internet pourrait marquer la fin de ce processus d’éclatement que l’on distingue jusque dans la répartition des espaces. Une tendance contraire veut qu’on organise les bâtiments et les équipes selon la gestion des contenus plutôt que des supports.

L’informatique a imprimé sa marque, révolutionnant d’abord à parti des années 1980 la gestion (les catalogues, le prêt), puis devenant au cours des années 1990 un véritable média, avec ses spécialistes de la technique ou des contenus.

Dans le domaine de la documentation et des bibliothèques universitaires, la révolution numérique est très avancée. Une large partie de l’information scientifique et technique est désormais disponible, souvent exclusivement, sous forme numérique, et l’on passe de l’acquisition de livres qu’on peut prêter et conserver à l’achat de simples accès à des ressources payantes proposées en ligne. Une bonne part de l’environnement technique de l’exercice du métier a basculé, et requiert de nouvelles compétences.

Dans les bibliothèques publiques relevant des collectivités territoriales domine encore le recours à l’Internet gratuit, en complémentarité (ou concurrence ?) avec les autres points d’accès public… et avec l’équipement des ménages et des bureaux. Mais la question de l’accès à des ressources en ligne payantes va s’y poser progressivement(2). S’y ajoute la question des services rendus à distance par les bibliothèques grâce à leurs sites web, et les opérations de numérisation d’une partie de leurs fonds, essentiellement patrimoniaux, quand elles en ont.

Ces mutations ne font pas table rase du passé : le livre imprimé demeure l’essentiel des collections et des prêts tandis que les CD et DVD se répandent toujours davantage. Et les bibliothèques (ou médiathèques) sont d’abord et avant tout des lieux ouverts à tous. Bien que le taux moyen d’inscription plafonne depuis des années à 17%(3), c’est souvent le service municipal fréquenté par la plus large fraction de la population(4). Il faut savoir l’accueillir et la gérer, dans des conditions parfois difficile. Il faut aussi – cela mérite d’être rappelé – disposer de la surface nécessaire pour mettre des tables et des chaises à la disposition des usagers, en particulier des jeunes.

A partir des années 1990, sous divers statuts plus ou moins précaires, sont apparus des « médiateurs » (« du livre » ou « des nouvelles technologies »). Le dispositif des emplois jeunes a permis dès 1997 de les multiplier. Tout se passait comme si les bibliothécaires, spécialistes des contenus et/ou de leur traitement technique (le catalogage, le classement), devaient sous-traiter à d’autres catégories de personnel la relation aux usagers.

En définitive, les emplois jeunes auront souvent facilité l’introduction des nouvelles technologies dans les bibliothèques, tandis que la médiation pourrait selon certains constituer pour les bibliothécaires leur « cœur de métier », expression qui fait entre eux l’objet de bien des débats.

La question des usagers est tout sauf anodine. D’une part, l’ouverture de larges médiathèques distant le lien de convivialité et de fidélité et s’accompagne de ce que des bibliothécaires nomment volontiers le « consumérisme » d’un public de masse. D’autre part, un léger tassement s’observe, à équipement égal, dans la fréquentation des bibliothèques depuis quelques années, et l’interprétation de ce phénomène fait débat(5).et les discothèques de prêts commencent à souffrir, tout comme l’industrie et le commerce du disque, de la redoutable concurrence des déchargements sur Internet.

L’offre des bibliothèques est longtemps demeurée dans le registre de l’intime et des pratiques non formalisées. Dans le même temps qu’ils entendent conserver la maîtrise intellectuelle de leurs choix, les bibliothécaires ont été conduits à rendre davantage compte de leurs pratiques et à mettre au point des méthodes pour maîtriser leurs pratiques. Bien que non encore généralisée, l’énonciation des « politiques documentaires » progresse et un site web lui est consacré(6).

Dotée malgré leur diversité d’une identité professionnelle fortement affirmée, les bibliothécaires fonctionnent volontiers en réseau. Ils disposent d’une grande association, l’Association des bibliothécaire français(7), où les territoriaux constituent les deux tiers des effectifs. Ils disposent d’une presse et d’une littérature professionnelles et utilisent plusieurs listes de diffusion par messagerie électronique pour l’échange d’information et les débats, dont la principale, biblio-fr(8),, fondée en 1993, a plus de ??? abonnés. Il s’appuient sur un Code de déontologie(9) et une Charte des bibliothèques(10).

Depuis le 4 septembre 1992, date de la publication des décrets portant statuts des cadres d’emplois de la filière culturelle territoriale, l’organisation statutaire apparaît comme une contrainte plus que comme un outil(11), son seul atout étant l’homologie presque complète avec les corps équivalents de la fonction publique d’État. Le nombre de cadres d’emplois est inutilement élevé, trois concours de catégorie A et B sur quatre sont généralistes et ne permettent pas à ceux qui, à partir d’un projet professionnel affirmé, ont suivi une formation universitaire spécialisée de disposer de chances particulières pour réussire des épreuves organisées en général tous les deux ans. La formation post-recrutement est tantôt insuffisante pour des lauréats de concours généralistes n’ayant suivi aucun enseignement spécialisé, tantôt trop lourde pour ceux qui sont déjà qualifiés. Il serait souhaitable de reconfigurer une architecture statutaire simplifiée, à partir de niveaux de formation universitaire tenant compte du nouveau contexte de l’harmonisation européenne (licence, mastère, doctorat), sans oublier les agents de catégorie C.

Ces difficultés bien sûr ne sont pas propre à la filière culturelle. Les bibliothécaires, dont il faut se réjouir qu’ils côtoient dans les formations poste-recrutement des agents de tous secteurs, sont bien des territoriaux parmi d’autres. Ils ont toute leur place dans la mise en œuvre des politiques et des stratégies territoriales.

Développant souvent des partenariats multiples au sein de la commune et au-delà, menant à l’occasion des actions « hors les murs », les bibliothèques ne relèvent pas seulement du champ culturel, dans lequel elles jouent surtout la partition modeste, mais essentielle, de la diffusion. Centres de ressources et d’information, elles rendent à tout moment aux citoyens une multitude de petits services individualisés, pour le loisir, la vie quotidienne, la formation et l’autoformation. En terme de marketing interne, c’est évidemment leur grande faiblesse : elles mènent pour l’essentiel une activité de masse invisible.

Si elles sont mieux identifiées comme outil du développement local et du lien social, leurs personnels seront davantage reconnus comme acteurs des politiques publiques. Cela vaut aussi dans le contexte intercommunal qui constitue sur bien des territoires un nouvel horizon. La bibliothèque est un bon sujet pour l’intercommunalité. Les collectivités peuvent y voir l’occasion de conforter ou d’améliorer les services à la population par une répartition maîtrisée des équipements et une complémentarité accrue de ceux-ci. Pour le métier de bibliothécaire, cela constitue un nouveau défi : ne plus chercher à tout faire partout, mais accepter la répartition et la mutualisation des compétences et des activités.

Dominique Lahary Directeur de la Bibliothèque départementale du Val d’Oise Vice-Président de l’Association des directeurs de bibliothèques départementale de prêt.


Notes

(1)  Conseil supérieur des bibliothèques, Charte du bibliothécaire volontaire, 1992, http://www.adbdp/asso.fr/outils/droit/chartevol.htm.

(2)  La Bibliothèque publique d’information du Centre Georges-Pompidou a été chargée par le Ministère de la Culture de faciliter la négociation de tels accès par les bibliothèques publique, grâce au Consortium d’accès aux ressources électroniques en ligne (CAREL) qu’elle pilote.

(3) Ne sont malheureusement pas comptabilisés les usagers non inscrits, qui se contentent des services sur place.

(4)  L’ouverture cette année de la grande Bibliothèque de l’Alcazar de Marseille a été l’occasion de rappeler qu’il y avait déjà avant cette ouverture plus d’entrée en une année dans les bibliothèques municipales de la ville qu’au Stade-Vélodrome.

(5) Voir le débat La fréquentation des bibliothèques municipales dans le Bulletin des bibliothèques de France n°1, 2, 4 et 6 de l'année 2003. ,

(6) Site Poldoc : http://www.enssib.fr/poldoc.

(7) Association des bibliothécaire français : http://www.abf.asso.fr. Il existe également des associations de directeurs des bibliothèques départementales ( http://www.adbdp.asso.fr) et des bibliothèques des grandes villes ( http://www.adbgv.asso.fr)

(8) biblio-fr : http://biblio-fr.info.unicaen.fr.

(9) Association des bibliothécaires de France, Code de déontologie du bibliothécaire: http://www.abf.asso.fr/IMG/pdf/codedeonto.pdf.

(10) Conseil supérieur des bibliothèques, Charte des bibliothèques: http://www.enssib.fr/autres-sites/csb/csb-char.html.

(11) Voir le site SOSbibli : http://sosbibli.free.fr.


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