Des bibliothèques aussi ont brûlé
Ces derniers jours, ont brûlé dans certains quartiers des voitures, du mobilier urbain, des commerces, des entrepôts, des usines ou ateliers, des bâtiments administratifs, des lieux de culte, des écoles, des maisons de quartiers, des centres socioculturels, des théâtres, et aussi, bien sûr, des bibliothèques.
Je ne sais s'il est opportun d'en dresser l'inventaire sur biblio-fr ou ailleurs ni qui peut le faire, mais il n'y pas de raison de se voiler la face ni d'éluder le phénomène. Un collègue me disait qu'il témoignait d'une banalisation des bibliothèques.
Elles font en tout cas partie des cibles naturelles de la fureur qui s'est déchaînée, avec comme mode opératoire majoritaire le jet à travers les vitres d'un engin incendiaire. Les destructions sont le plus souvent partielles, parfois totales. Outre les documents et matériels brûlés, il y a en de nombreux endroits cette suie poisseuse qui recouvre tout et semble irrémédiable, à moins qu'une solution technique ne soit trouvée.
Ce n'est pas drôle et des équipes sont dans le désarroi, des collègues sont meurtris. Des usagers aussi bien sûr. Cela fait partie des dégâts, regrettables pour toutes les victimes, d'une flambée qui était bien évidemment prévisible. L'avertissement n'est pas sans frais mais les frais demeurent relativement circonscrits.
Voilà brutalement rappelé que les bibliothèques sont dans le paysage et qui jette une lumière crue sur la question si débattue actuellement des territoires, et qui peut se résumer ainsi : la France est un vaste champ de ghettoïsation par le haut, chaque couche sociale fuyant ses inférieures, avec le concours de la carte scolaire et du prix de l'immobilier, comme le démontre magistralement Eric Maurin dans Le ghetto français : enquête sur le séparatisme social, Le Seuil / la République des idées, 2004, et comme on peut le lire sur les cartes frappantes de l'Atlas des nouvelles fractures sociales en France : les classes moyennes précarisées et oubliées de Christophe Guilluy, Christophe Noyé, cartogr. Dominique Ragu, le Mémorial de Caen - Autrement, 2004.
Dès lors, plutôt que de se demander comment les bibliothèques peuvent intemporellement développer leurs missions majestueusement autoproclamées, il me semble important de savoir à quoi elles peuvent servir, non pas pour créer des emplois (elles le peuvent certes, mais cela n'ira pas bien loin) mais au moins pour être un outil parmi d'autres des politiques de la ville qui quoiqu'on dise demeurent indispensables.
Ces derniers jours, j'ai entendu deux fois prononcer le mot " bibliothèques " ou " bibliothécaire " dans la bouche de personnes interrogées par la station de radio France-Inter. Un éducateur de Tourcoing a expliqué qu'il fallait absolument éviter d'enfermer les jeunes dans leur cité et que donc il ne fallait pas y installer, notamment, de bibliothèque. Je ne partage pas ce point de vue mais il mérite d'être entendu. Et le 10 novembre, Azouz Begag,ministre délégué chargé de la Promotion de l'égalité des chances et, en tant qu'auteur, familier des bibliothèques, a dans une envolée sur la nécessité d'aider les jeunes à sortir de la cité, posé le problème autrement : " les bibliothécaires disent : lisez, et sortez ".
Que peuvent faire des bibliothèques, ou des services de bibliothèques insérés dans des équipements multiservices, ou des bibliothèques hors les murs, dans les quartiers dont ont parle en ce moment Comment se fait-il que dans certains endroits cela fonctionne, et dans d'autre pas, au point qu'il faille contrôler les entrées ou recourir à diverses méthodes de filtrage du public [Ceci écrit sans jeter la pierre à quiconque, ces questions sont difficiles, mais méritent d'être sérieusement étudiées et débattues]. Comment créer du lien, qui y arrive et comment Quelles sont les fonctions qu'elles peuvent assumer On sait bien qu'il ne s'agit pas seulement de la fonction documentaire et qu'indépendamment de celle-ci, le lieu lui même a toute son importance.
Finalement, la police de proximité et la bibliothèque de proximité ne sont-elles pas dans le même sujet
Voilà un champ d'étude et d'action d'utilité publique qui mériterait d'être développé. En attendant, lisons les études qui ont eu le mérite d'être menées, comme celle-ci, opportunément commandée et publiée par le ministère de la culture :
Pratiques lectorales et rapport à la lecture des jeunes en voie de marginalisation - rapport de Véronique le Goaziou - Février 2005, http://www.culture.gouv.fr/culture/dll/RapportleGoaziou.pdf , accessible depuis cette page du centre de documentation de la DLL qui est une mine : http://www.culture.gouv.fr/culture/min/index-min.htm .On peut aussi lire des études plus généralistes et qui tombent à pic, comme celles-ci sur les ZUS (zones urbaines sensibles) :
- Rapport 2005 de l'Observatoire national des ZUS
- Synthèse du rapport 2005 de l'ONZUS
- Lettre de la DIV - octobre
sur le site de la DIV (direction interministérielle à la ville) : http://www.ville.gouv.fr .Mais Eric Maurin l'écrit et on le lit sur les cartes de l'Atlas des nouvelles fractures sociales : le problème de la ségrégation sociale en France ne se limite pas " à quelques centaines de quartiers dévastés par la pauvreté et l'échec ". La rélégation sociale est beaucoup plus généralisée et désormais les zones rurales sont les plus ouvrières.
Aussi la question de la répartition dans l'espace du service public de la lecture (entendu au sens large tout support confondu et Internet compris) prend elle une acuité particulière. C'est le moment de relire l'article " les bibliothèques sont-elles à leur place " paru dans Livres-Hebdo, n° 604, 3 juin 2005, p. 88-94 . Ecrit par Laurence Santantonios à partir d'une enquête de Stéphane Wahnich et suivi par une interview de ce dernier. On y voit que les bibliothèques sont globalement situées là où les habitants bénéficient déjà de tous les équipements publics et privés les meilleurs... et où, ai-je envie d'ajouter, le prix de l'immobilier est le plus élevé.
Alors, les bibliothèques, outils des politiques locales, plus que jamais, à condition de s'insérer dans un ensemble. C'est ce que rappelait Michèle Petit dans un texte écrit en novembre 1996 :
" On peut [...] s'inquiéter de la faible marge de manoeuvre dont disposent les bibliothécaires, alors que les processus ségrégatifs s'accentuent. Le plus imaginatif des professionnels de la lecture publique verra ses tentatives mises en impasse dans certains contextes. Seul, la plupart du temps, il ne peut d'ailleurs rien : c'est toujours dans une configuration que la bibliothèque trouve sa place, et son efficace.
Mais au-delà du travail en partenariat - qui n'est d'ailleurs engagé que timidement, le plus souvent -, c'est toute la question d'un projet de ville, et de société, qui est très vite posée, à partir de ces entretiens. A ne lutter contre l'exclusion que par l'assistance et le contrôle social, on jouerait sans doute un jeu dangereux. Et les bibliothécaires risqueraient d'en être réduits à animer des ghettos, ou à voir, de plus en plus, des bibliothèques flamber... "
Michèle Petit, De la bibliothèque au droit de cité : Parcours de jeunes usagers des quartiers sensibles, BBF 1997 - Paris, t. 42, n° 1.--------------------------------------------------
Dominique Lahary, s'exprimant à titre personnel
Habitant un quartier pavillonnaire
http://membres.lycos.fr/vacher/profess