Entre matière et dématérialisation, entre rareté et abondance
Message de Dominique Lahary à la liste de diffusion biblio-fr, 07/08/2006
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Un débat s'est ouvert sous le titre " La dématérialisation, cauchemar du bibliothécaire ". Grâce soit rendue à son initiateur et à ses poursuivants. Ce débat est nécessaire. Mais j'ai envie de le renommer. Mon premier mouvement a été de proposer " Le paradis des usagers ne saurait être le cauchemar du bibliothécaire ". Puis j'ai songé à " la bibliothèque entre matière et dématérialisation, entre rareté et abondance ". J'ai pour finir supprimé le mot bibliothèque, trop réducteur.

Un spectre hante la diffusion culturelle de masse : la dématérialisation. Dans un même mouvement, l'industrie phonographique et cinématographique et les médiathèques tremblent sur leurs bases. Nulle alliance pourtant entre elles. Quel est ce mystère ?

On ne considère pas assez les conditions matérielles de l'utilisation des œuvres et ressources documentaires. Un récit textuel, qu'il soit de fiction ou non, qu'il soit littéraire ou non, se lit d'un bout à l'autre, une fois dans sa vie, peut-être deux. On le veut nomade pour l'emporter avec soi : le livre imprimé suffit. Si on éprouve le besoin de le posséder, c'est pour des raisons symboliques ou de commodité (n'avoir pas à rendre dans les délais). La bibliothèque procure toujours un effet d'aubaine.

Le texte électronique qu'on recharge sur une tablette a la même maniabilité, en moins robuste et rustique, tout en modifiant le mode d'approvisionnement d'œuvres déconnectées de leur support. Il présente un intérêt marginal bien que réel. Boulogne-Billancourt et Troyes, chacun à leur façon, prouvent que la encore la bibliothèque peut offrir un effet d'aubaine, pour un segment de public.

Le texte support d'informations ponctuelles obéit à une toute autre logique. Ce qui compte alors avant tout c'est l'accès rapide par la recherche. Sur ce segment le livre imprimé n'est déjà plus qu'une survivance, tout comme le cédérom. Internet règne déjà en maître. On peut gloser sur wikipédia, celui-ci a déjà gagné la bataille.

Entre les deux, le texte de longueur courte ou moyenne, à lire d'un bout à l'autre, tel l'article de périodique, joue sur les trois tableaux. Ce sont les usagers qui décident, et les kiosques de presse sur papier ont de beaux jours devant eux tandis que l'information scientifique et technique en ligne règne déjà en maître sur son créneau.

Et la musique ? Elle est pour l'essentiel de consommation répétitive et nomade. On veut se l'approprier et la copier sur un support mobile. Cela fait longtemps déjà que l'œuvre se distingue du support, longtemps qu'on emprunte des CD en discothèque de prêt pour les copier. Mais aujourd'hui, le MP3 est plus commode, c'est tout.

De séquence plus longue, le cinéma appelle des réponses semblables : autant le posséder.

Nous avions imaginé d'unir les supports et les publics. Partant du principe a priori incontestable que le message importe plus que le média, nous avons juxtaposé ces derniers. Les plus audacieux - ou les plus systématiques - les ont même mélangés. Cette construction professionnelle s'est en France donné un nom de code : la médiathèque. Et cela a formidablement marché. Cette opération de marketing collectif et en partie involontaire à fait oublier l'image compassée et intimidante de la bibliothèque de papier.

Mais elle reposait sur une idéologie unificatrice. Idéologie féconde, car elle a accompagné le développement des médiathèques, rencontrant le succès, la dernière enquête du CREDOC (http://www.credoc.fr/pdf/4p/193.pdf) en témoigne. Mais idéologie trompeuse car elle reposait sur un mythe unificateur et assimilateur. C'est ce mythe qui aujourd'hui s'écroule pan par pan. Les publics diffèrent et les effets d'aubaines que représentaient les médiathèques disparaissent sur deux fronts au moins : la documentation et l'audiovisuel. C'est que l'emprunt à la bibliothèque ne servait pas à la même chose s'agissant de livres narratifs, d'ouvrages documentaires, de musique ou de cinéma. Je ne regrette certes pas d'avoir écrit en 1994 : " J'entends par séquence narrative un objet de consommation culturelle qui demande à être lu, vu, écouté dans l'ordre exact où il se présente sur le support, ce qui ne recoupe pas exactement la distinction entre fiction et documentaire. Si les séquences audiovisuelles se prêtent à terme à un accès à distance, le support convenable aux séquences textuelles restera probablement le papier. Ainsi le livre pourrait-il, pour des raisons techniques et quoi qu'on souhaite par ailleurs, (re)devenir l'essentiel de l'offre des bibliothèques. " (" Le métier de bibliothécaire : mort ou transfiguration ? ", note 65, in Bulletin d'informations de l'ABF n°164, 1994, http://www.lahary.fr/pro/1994/ABF164-metier3.htm#note65).

On présente la bibliothèque hybride comme la figure de l'avenir. Soit. Mais distinguons. La bibliothèque hybride est très facile à concevoir dans le domaine universitaire, où d'ailleurs le concept est né vers 1998 au Royaume-Uni. Parce que, dans ce contexte, si sont proposées à la fois des ressources matérielles et des ressources dématérialisées, ce qui peut entraîner une complexification de la mise en œuvre technique et juridique de l'offre, le modèle économique demeure en partie le même. Un modèle classique : celui de la rareté. La bibliothèque achète des livres, denrée rare car chaque exemplaire repose sur une propriété exclusive. Elle achète des accès aux ressources, dont le fournisseur organise la rareté par contrat et mot de passe. La seule différence, qui n'est pas mince, est celle qui fait passer de l'économie du stock, où on achète des objets, à l'économie de l'accès, décrite par Jeremy Rifkin (L'Âge de l'accès, éd. la Découverte).

La bibliothèque hybride est plus difficile à concevoir dans le domaine des bibliothèques publiques. C'est que les biens dématérialisés qui intéressent le grand public relèvent pour l'essentiel, légalement (l'internet gratuit) ou non (le téléchargement dit illicite) d'un univers de l'abondance, qui est aussi celui de la désintermédiation. L'achat de services payant tel que le propose le service CAREL de la BPI, c'est important, mais demeurera marginal. Quand la dématérialisation fait passer de la rareté à l'abondance, alors la bibliothèque perd de son intérêt parce qu'on peut s'en passer. Il est ainsi démontré qu'elle relève de l'économie de la rareté, non de l'abondance. La considérer comme " hors marché " n'a guère de sens. Elle est dans le marché des biens rares et exclusifs.

On peut dire que la " fonction bibliothèque " n'a pas disparu, bien au contraire. Qu'est-ce que cette fonction ? C'est la description qui permet la localisation et l'accès (fonction catalogue), et c'est la fourniture (fonction accès). Quand des blogueurs écrivent " le peer to peer c'est la bibliothèque d'aujourd'hui " (1), ils ne manient pas la métaphore. Il faut les prendre au pied de la lettre.

Un " système bibliothèque " global est en train de se mettre en place et la fonction bibliothèque échappe en partie aux bibliothèques institutionnelle. Mais si les choses sont plus aisées pour les usagers, où est le problème ? Leur paradis ne saurait être le cauchemar des bibliothécaires.

C'est en ce sens qu'à propos du projet de loi DADVSI j'avais parlé de " coalition paradoxale " (La nuit où tout a basculé, message à biblio-fr du 19/01/2006, http://www.lahary.fr/pro/2006/biblio-fr-DADVSI-lanuit.htm) entre " " les amateurs de peer-to-peer, les consommateurs, les bibliothécaires, les universitaires, les défenseurs du logiciel libre... " : " Si les bibliothécaires peuvent s'enrôler dans ce front commun, ce n'est pas pour défendre leurs intérêts immédiats et, je dirais, corporatistes de redistributeurs, mais sur la base de valeurs telles que celles dont l'IFLA (International federation of library association and institutions) affirme que les bibliothèques sont porteuses ( http://www.cfifla.asso.fr/accueilifla/prioritesiflacorps.htm ) : " Défendre le principe de la liberté d'information ", " Fournir un accès illimité à l'information ". Parce que leur métier est de faciliter l'accès du plus grand nombre à la culture et à l'information, tout ce qui va dans ce sens, fût-ce au prix de leur propre évitement, est à encourager. "

Là encore, là chose est plus aisée dans le monde universitaire, où des bibliothécaires, parmi d'autres, participent au mouvement des archives ouvertes et au développement des creatives commons. La bibliothèque devient alors non un fournisseur d'aubaine dans le monde de la rareté mais un opérateur de l'abondance. Pour une diffusion à distance, cela va de soi.

Sur le terrain où se situent les bibliothèques publiques, l'affaire va pour l'essentiel se nouer sans elles. Certes elles peuvent s'emparer de quelques niches, et grâce soit rendue aux expérimentateurs, de la bibliothèque numérique de Louviers au guichet du savoir de Lyon. Elles peuvent être les opérateurs de l'abondance sur des contenus locaux (littérature, documentation et bien d'autre chose encore) ou de la médiation. Mais on voit bien que la grande bataille qui s'annonce est celle de deux modèles économiques. C'était le fond de la querelle française du droit d'auteur dans la société de l'information, qui exprime, une fois n'est pas coutume, un enjeu mondial.

Il y a une lutte entre deux modèles économiques dont l'avenir dira si elle se termine par une cohabitation ou la victoire de l'un sur l'autre. Je la résumerai brutalement ainsi : l'économie reposant sur la rareté, il s'agit de savoir si un modèle économique de l'abondance peut se construire. Les DRM évidemment sont un moyen de transformer l'abondance en rareté.

Mais comme ce sont deux modèles économiques, je ne pense pas qu'il y ait les bons d'un côté et les méchants de l'autre, les purs intérêts d'un côté et les belles valeurs de l'autre. Si un modèle l'emporte sur l'autre, alors s'y rallieront les "majors" et autres industries culturelles.

Il y a ceux qui gagnent de l'argent en vendant des machines, des accès, des serveurs, des logiciels et ceux qui en gagnent en vendant des oeuvres. Sommes-nous les alliés objectifs des premiers contre les seconds ? Pourquoi pas, mais autant le savoir.

Cette question est obscurcie par deux phénomènes : la question de la non marchandisation et le problème générationnel.

Il est vrai qu'Internet donne énormément de possibilités à la diffusion non marchande (ne pas confondre avec gratuit : Google est marchand même s'il est gratuit) et c'est une excellente chose. Il y a le partage du savoir. Il y a toute la problématique des archives ouvertes et des creatives commons, reposant sur des auteurs ne cherchent pas à être payés. Bref nous avons des opportunités d'extension du domaine non marchand, une lutte pour cela. Fort bien.

D'un autre côté, il faut bien vivre. Un modèle économique qui, lui, ne semble pas mis en cause, c'est le fait que l'activité économique marchande permet directement l'emploi privé et indirectement (par les prélèvements) l'emploi public. Si nous entrons de plus en plus dans la société de l'information, il faut bien qu'il y ait toujours une économie marchande de l'information. Et que archives, bibliothèques et documentation s'y insèrent de même qu'elles le font actuellement (vivant de prélèvement, achetant des ressources, ayant une activité qui n'empêche pas une exploitation économique normale). Il y a des créateurs (je ne parle pas des universitaires déjà payés) qui ont besoin de vivre de leur travail. Ce qui ne préjuge pas du modèle économique : vente à l'objet ou forfaitisation de prélèvements globaux, pour faire court.

Le problème générationnel maintenant, pointe avancée d'un phénomène plus global. Il est spectaculaire. Je grossis le trait. Les générations nouvelles se sont habituées à deux phénomènes indissociables et qu'il ne faut pas dissocier : l'acquisition gratuite et la désintermédiation. Elles ont réalisé le rêve de leurs parents soixante-huitards : nous voulons tout, tout de suite. Et ça marche. Et c'est formidable.

Mais attention, la gratuité est ici celle de l'achat d'œuvres. Car il faut toujours acheter des machines et des accès. Mais ce ne sont pas forcément les mêmes qui payent. S'est ainsi construite une sorte d'économie adolescente - il fallait entendre des députés en décembre dernier parler de LEURS adolescents. La pression sur l'argent de poche mensuel s'est changée en pression sur l'achat de machine.

Finalement, le modèle inventé pour la radio puis la télé (on ne paie que la machine et le courant) s'étend. Avec le podcasting, la radio est en train d'échapper à la seule rareté qui l'enfermait : celle du programme chronologique. Et tandis que le schéma se complexifie avec le développement des télévisions à péage et de la vidéo à la demande, de nouveaux pans de la diffusion culturelle pourraient basculer dans l'abondance. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Réjouissons-nous quand même : tandis que nous voyons se dérouler sous nos yeux une révolution évidemment comparable à celle de l'imprimerie, nous pouvons mettre en place de nouveaux modèles de bibliothèques publiques. Ils sont incomplets mais déjà trois piliers se dégagent.

Le premier, c'est le livre. Pas parce que nous reviendrions à une hiérarchie des valeurs qui mettrait le texte avant l'image et le son et le papier avant le disque, mais parce que l'effet d'aubaine que représente les bibliothèques demeure, rogné seulement sur ses marges.

Le second pilier c'est le lieu. L'enquête du Crédoc(2), le consacre et ce n'est pas une surprise. Le lieu bibliothèque, pour toutes sortes de raisons, présente dans la cité et au village, une aubaine. Il faut toujours construire, agrandir des bibliothèques.

Le troisième pilier est plus évanescent. On le dira multimédia, au vrai sens, au sens commun, du terme : du texte, de l'image, du son sous forme numérique. Le service de base c'est Internet à la bibliothèque, non parce que c'est rare, mais pour la raison inverse : puisqu'il est partout il doit être là aussi. Pour le reste, services en ligne, musique, cinéma : nous n'en sommes qu'aux expérimentations. Acceptons-le.

Tandis que s'annonce la fin du cycle des médiathèques (ce qui ne veut pas dire qu'il n'en faut plus construire sous cette appellation), laissons naître de nouveaux modèles de bibliothèques en acceptant des reflux partiels. Ils sont inévitables.

Il importe de repenser la place de la bibliothèque institutionnelle dans le " système bibliothèque " global.


Dominique Lahary
http://www.lahary.fr/pro


Notes

(1) " Une communauté P2P n'est-elle pas une sorte de gigantesque bibliothèque ?c'est ouvert au public, - sans but commercial ou économique direct ou indirect. Vous voyez où je veux en venir ? ". Commentaire n°5 par Benjamin Thominet, 2 avril 2006, à Blog notes 13 : l'avenir des bibliothèques du 1er avril 2006, par Christian Paul, député socialiste, http://www.culturenumerique.net/index.php?2006/04/01/44-blog-notes-13-l-avenir-des-bibliotheques.

La fréquentation des bibliothèques publiques a doublé depuis 1989 par Bruno Maresca, Crédoc, http://www.credoc.fr/publications/abstract.php?ref=CMV193.