Synthèse du colloque Adolescents et bibliothèques : je t'aime moi non plus
[organisé par le Conseil général du Val d'Oise et l'association Cible 95, Cergy, 20 octobre 2005]
par Dominique Lahary, directeur de la Bibliothèque départementale du Val d'Oise
Actes publiés par le Conseil général du Val d'Oise en 2006

Avant même qu'elle commence, j'ai été heureux de cette journée. J'ai été heureux, pour tout vous dire, du titre même que nous lui avions donné. Je le dis d'autant plus volontiers que je ne participais pas à la réunion qui en a décidé.

Il y a énormément de journées consacrées aux adolescents. Dans la plupart de ces journées, le titre mentionne du négatif et situe l'enjeu à partir de notre position : comment les amener à la bibliothèque ? Comment les faire lire ? Pourquoi ne lisent-ils pas ?

Nous avons ici, je crois, mis l'adolescent au centre et ceci m'a semblé très clair tout au long de cette journée.

Dans la bibliographie que nous avons jointe au dossier qui vous a été remis, je signale quelque chose d'assez nouveau qui est en ligne depuis peu de temps sur le site internet du Ministère de la culture, il s'agit de l'étude que de nombreux organismes, dont Lire et faire lire, ont commandé à une sociologue sur les pratiques lectorales(1) Celle-ci n'est pas une sociologue de la lecture, mais une spécialiste des jeunes en difficultés. Il s'agit d'une étude intéressante que vous pouvez télécharger. J'en extrais quelques phrases choc :

" Il y a toujours mieux à faire que de lire "
" La lecture, voleuse de temps "
" Lire c'est arrêter de bouger "

Le fait de lire est ressenti comme une espèce d'immobilisme qui laisse en arrière du mouvement du groupe. Dans cet ordre d'idée, sans doute avez-vous vu récemment la publicité d'une banque, une publicité qu'on peut voir au cinéma ; elle s'adresse aux jeunes pour qu'ils y ouvrent un compte en banque. Cette publicité bouge dans tous les sens : pour s'adresser aux jeunes, il faut que ça bouge. Or lire, c'est devenir brutalement immobile.

" Les gros lecteurs sont vieux, riches, oisifs, bien portants, français "
" Du moment qu'on sait lire [quand on en a besoin], ce n'est pas la peine de lire [par plaisir] "

Le plaisir de lire, plaisir qui est pour nous évident, ne va pas de soi. Comment peut-on parler du plaisir de lire quand la lecture est une souffrance ? C'est Anne Duquesne(2) qui me faisait cette remarque, il y a quelques jours.

Je voudrais vous lire un extrait d'un texte paru dans le du bulletin de la Bibliothèque départementale de Seine-Maritime. Sans faire fuir les autres publics, les animatrices de la commune de Criel-sur-mer ont réussi à faire venir, intéresser et fidéliser les jeunes adolescents de la commune et des environs. Je cite(3) :

" Comment ? En ouvrant la bibliothèque à d'autres activités. Ouvrir les portes d'une bibliothèque, c'est ouvrir les portes de l'esprit... Ainsi des animations sont organisées régulièrement avec des ados : loups-garous, jeux de rôles, soirées taboo, pictionary... L'information circule vite, grâce à l'affichage mais grâce aussi aux SMS. Après tout, s'adapter à un public, c'est avoir les mêmes outils de communication. Dans cet esprit, la bibliothèque propose un choix d'abonnements adaptés. "

Vous avez également dans le dossier une brochure de l'IFLA, qui est l'internationale des bibliothécaire(4). Il n'y a donc pas qu'en France qu'on se préoccupe de ce sujet. J'en extrais deux passages(5) :

" Il semble important que des services ne soient pas l'affaire des seuls bibliothécaires mais qu'ils soient conçus en coopération avec des membres de ce groupe d'âge. "

" Les adolescents doivent être traités avec respect, sans défiance, et on doit accepter que leurs choix puissent être différents des choix traditionnels des bibliothèques. "

Je suis tombé récemment sur ce livre(6). Il s'agit d'un ouvrage de sociologie consacré à des ouvriers de la région de Sochaux-Montbéliard et à leurs enfants. On y trouve l'interview d'un jeune. La veille de l'épreuve de français du baccalauréat, il va à la bibliothèque de Montbéliard consulter des dictionnaires de littérature française. Il sait, grâce à ses camarades qui ont déjà passé l'oral, que certains examinateurs laissent le choix d'un auteur au candidat. Compte tenu de ses lacunes et de l'étendue de ses impasses, ce jeune a décidé de parier sur Rousseau (il a d'ailleurs obtenu une très bonne note).

" Question : Rousseau, il a eu une vie intéressante. Tu as lu les Confessions, des extraits ?

Réponse : Mais j'ai jamais lu un bouquin. Jamais un bouquin de ma vie à part le Père Goriot de Balzac, parce que là, j'ai été obligé. J'aime bien Rousseau, j'aime bien aussi Voltaire mais je l'ai jamais lu.

Question : A ton avis, qu'est-ce qui t'en empêche ?

Réponse : La fainéantise...

Question : Et puis ?

Réponse : En fait ça m'intéresse pas trop. Franchement, c'est pas une activité qui me plaît.

Question : Mais tu as eu une bonne note à l'oral ? Tu as une sensibilité littéraire.

Réponse : Non, mais c'est trop gros comme bouquin. Franchement, ça me démoralise. Pas la peine d'essayer. Le Père Goriot, j'ai mis au moins une semaine. Tout un après-midi, je ne pouvais pas. Fallait que je prenne une heure. Le matin une heure, l'après-midi une heure, le soir une heure. Petit morceau par petit morceau. En un coup, je pouvais pas, je m'énervais trop. Oh et puis, c'est chiant... Les petits textes, ça va, comme Rousseau... Rousseau c'est le seul où j'ai vraiment regardé un bouquin. J'ai pris un dictionnaire, j'ai regardé Rousseau et puis après je suis tombé sur le texte " Les Méfaits de la propriété "... Il utilise la rhétorique, l'éloquence, tout ça. J'ai dit tout ça au prof. Il s'est sûrement dit, ce gars-là, il doit avoir des connaissances. En fin de compte, c'est tout de la bibliothèque. "

Je ne pouvais pas passer cette journée sans vous faire partager ce texte que je trouve très éloquent.

Passons maintenant un peu en revue les quelques mots clés de la journée :

Groupes

Les adolescents sont en groupe. Groupes à la fois incluants et exclusifs : nous sommes à l'âge de la sociabilité, de la découverte et du besoin de sociabilité.

Autonomie

Autonomie du groupe par rapport au fonctionnement de la bibliothèque, mais aussi autonomie des systèmes de valeurs. Les adolescents essaient de rendre opaques aux adultes, et d'abord aux parents, leurs systèmes de valeurs et leurs activités.

Cette autonomie doit être respectée : elle est un principe. On a vu que les adolescents voulaient un " coin ados "(7), mais non un coin où on se les mette à dos, c'est-à-dire un coin où on les surveille.

Lieu

Le lieu pose le problème du groupe. Nous n'en avons pas parlé aujourd'hui (à l'exception du collègue de la bibliothèque Robert Desnos), mais sont menées, dans les bibliothèques, un certain nombre d'expériences qui manifestent les difficultés rencontrées pour attirer puis pour gérer, sur place, les groupes d'adolescents.

Une des hypothèses que je fais en discutant avec un certain nombre de collègues est la suivante : dès qu'on peut entrer dans une certaine sociabilité, qu'on peut établir un contact individuel, on arrive à gérer la situation, mais dans les gros établissements dans lesquels la fréquentation peut rester anonyme, c'est beaucoup plus difficile.

Evidemment les coins ados, tels qu'ils les souhaitent n'ont rien à voir avec ceux que nous imaginons, nous. Il ne s'agit pas de lieux d'offre documentaire !

Lecture

La bibliothèque est-elle un lieu de lecture ? La sociologue dont je viens de parler a enquêté dans le Nord et dans l'Est et aux Mureaux, avec un groupe de jeunes détenus. Elle a découvert une fréquentation de la bibliothèque qui n'est pas motivée par la lecture : on sait que la bibliothèque est un lieu qui, quand il est en déficit de tables et de chaises, offre aussi un déficit de fréquentation de la tranche des 15-25 ans. Ceci a été mesuré récemment dans un groupe de bibliothèques du Val-d'Oise.

C'est également une conclusion de l'étude que nous avons menée sur les publics dans l'Est du Val-d'Oise, en Pays de France et en Plaine de France(8) : il y a un comportement spécifique des 15-25 ans, qui sont moins inscrits, qui restent plus longtemps dans les lieux et qui y font autre chose que lire ou emprunter des livres. Ce lieu a donc une autre fonction dans la cité.

La lecture est une pratique individuelle. Elle peut naturellement être autonome et indépendante des prescriptions des bibliothécaires. Comme dit encore Anne Duquesne, " tout peut commencer si l'on n'imagine pas être des prescripteurs ".

Dans cette rubrique, c'est la prescription par les pairs qui marche les mieux. C'est d'ailleurs la même chose chez les adultes. Vous savez comme moi que le meilleur prescripteur en bibliothèque, c'est le chariot de retours.

École

La lecture est marquée par l'école. On le sait. Toutes les études le démontrent. Le souvenir de la lecture est lié à l'école, mais l'école, c'est aussi l'institution de la lecture obligé. Quand on sort de l'école, on sort également de la lecture, on passe à autre chose.

Sexes

On sait très bien (même s'il n'en a pas été question aujourd'hui) que les pratiques de lecture sont très clivées sexuellement. Le numéro de juin 2005 de la revue Développement culturel, publiée par le Ministère de la culture, consacrée à La Féminisation des pratiques culturelles(9), précise au sujet des 15-25 ans :

Au cours des douze derniers mois... Garçons Filles
Ont fréquenté une bibliothèque 27% 45%
N'ont pas lu un seul livre 33% 13%
Ont lu un ouvrage qui n'est pas de fiction 26% 13%
Ont lu un ouvrage de fiction 42% 73%

Quel est le sexe de la lecture ? On constate des différences considérables de pratiques.

Écrans

Nous n'avons pratiquement pas parlé des écrans. Nous n'avons pas dit que les écrans concurrençaient la lecture (on lit beaucoup sur écran). Je souhaite simplement préciser qu'il n'y a pas de recul de l'usage de l'écran (télévision) depuis 20 ans, mais que son usage s'est déplacé vers le chat, la messagerie, le blog. On l'utilise comme outil de communication interpersonnelle. Et je n'entends pas de ouf de satisfaction et je me demande pourquoi je n'en entends pas. Car c'est plutôt rassurant.

Métiers

Ce qui m'a paru formidable dans cette journée, c'est le mélange des métiers. Nous sommes en train de dépasser nos clivages et notre souci d'autopromotion. Si l'on reste dans l'autopromotion de son propre métier, on ne produit en fait que de la langue de bois. Nous devenons capables de nous mettre en danger par des questionnements, en pointant ce qui pose problème ou ce qui ne marche pas.

Intergénérationnel, interpersonnel

Il en a beaucoup été question. Mais au-delà de l'intergénérationnel, il convient de mettre l'accent sur l'interpersonnel. Il s'agit là, sans doute, d'une des clés de cette affaire : on a vu que tout commence quand on arrive à s'intéresser à une personne. Comme l'a dit Claude Poissenot, les adolescents sont des personnes... mais ils sont en groupes.

L'influence que peuvent avoir les bibliothécaires, mais comme d'autres prescripteurs, passe par l'individu, passe par de l'interpersonnel qui s'immisce dans les phénomènes de groupe.

J'ai été heureux de voir qu'était né un nouveau métier ou une figure nouvelle d'un métier existant : l'acquéreur-videur en bibliothèque(10). On peut aussi imaginer l'inverse : le désherbeur-rabatteur(11).

Françoise Danset m'a précédé à la direction de la Bibliothèque départementale du Val d'Oise de 1992 à 1999. Aujourd'hui directrice de la Bibliothèque départementale des Bouches-du-Rhône, elle a une activité internationale importante. Elle était la seule Française présente à un colloque qui réunissait, à Helsinki, bibliothécaires, architectes, aménageurs, sur le thème de l'évolution des bibliothèques et de la nécessaire transformation des bâtiments(12).

On s'y demanda " si la bibliothèque ne doit pas devenir, non plus un lieu exclusif de recherche d'information mais aussi un lieu de convivialité, d'apprentissage, de partage des savoirs et de proximité ? "

Conséquences :

Françoise Danset poursuit : " Ainsi ce ne sont pas seulement les bâtiments qui doivent s'adapter à de nouveaux usages, mais aussi les équipements et les personnels, qui vont évoluer vers plus de personnel technique et de personnel d'accueil et de surveillance... ". On parle de cela aussi dans les réunions internationales.

Je finis en citant le titre d'une intervention d'un professeur de San José en Californie qui a frappé l'assistance à Helsinki : " la bibliothèque, un living-room pour la cité. " C'est exactement ce dont nous avons parlé ce matin : il y a besoin dans la cité, dans les cités (et d'ailleurs aussi dans les villages, où les problèmes sont les mêmes), de lieux où l'on se sent bien, de lieux ouverts et sans obstacles. Il n'en existe pas beaucoup ; ils sont importants pour le lien social et pas seulement pour le salut de la littérature, qui par ailleurs nous est cher.


Notes

(1) Véronique le Goaziou, Pratiques lectorales et rapport à la lecture des jeunes en voie de marginalisation, 2005, http://www.culture.gouv.fr/culture/dll/RapportleGoaziou.pdf

(2) Anne Duquesne est chargée du développement de la lecture à la Bibliothèque départementale du Val d'Oise.

(3) Bruit de pages, bulletin de liaison de la Bibliothèque départementale de Seine-Maritime, n°3, octobre 2005.

(4) International Federation of Library Associations and institutions.

(5) IFLA, Recommandations pour l'accueil des adolescents dans les bibliothèques publiques, 2002, http://www.ifla.org/VII/s10/pubs/guidelines-f.htm.

(6) Stéphane Beaud, Retour sur la condition ouvrière: Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, 1999.

(7) Voir l'intervention d'Anne-Sophie Paulmin " Les adolescents en bibliothèque : une enquête en Val d'Oise ". A la question " souhaitez-vous un coin ado dans la bibliothèque ? ", les ados interrogés ont répondu par l'affirmative. Ils n'entendait pas une section d'offre documentaire mais un espace où ils puissent être entre eux.

(8) Usages et usagers de bibliothèques en pays de France et Plaine de France : Rapport d'enquête, Conseil général du Val d'Oise, 2003. En ligne sur http://bibliotheques.valdoise.fr.

(9) Olivier Donnat, " La Féminisation des pratiques culturelles ", Développement culturel n° 147, juin 2005. http://www.culture.gouv.fr/culture/editions/r-devc/dc147.pdf.

(10) Voir l'intervention de Gabriel Lacroix, bibliothécaire à Argenteuil, au cours du débat du matin : " Le problème avec les adolescents, ce n'est pas toujours de les faire venir, mais plutôt, parfois, de les faire sortir. Si on n'est pas capable de les faire sortir, il me semble qu'il ne faut pas les faire venir ! Ceci ne se fait pas sans dialogue, à commencer par le dialogue au sein des sections jeunesse et au sein de l'ensemble de la bibliothèque. Les rôles doivent être assumés collectivement : il ne doit pas y avoir d'un côté le videur et de l'autre celui qui fait les acquisitions : c'est toute la vie de la bibliothèque et ses activités qui sont impliquées dans l'accueil et la régulation des ados. Beaucoup de gens ont le peur des adolescents. Ils ont le droit d'avoir peur. Mais le dialogue, surtout dans la durée, démonte cette peur en créant des liens. Il ne faut surtout pas oublier que les adolescents sont les adultes de demain.

(11) Pour les bibliothécaires, désherber consiste à éliminer les ouvrages défraîchis ou obsolètes. On sait qu'un fonds qui n'est pas désherbé régulièrement n'attire pas le public.

(12) Françoise Danset : La bibliothèque espace physique, et après ?, http://www.adbdp.asso.fr/association/publications/enligne/danset2005.htm .


   Publié en ligne par Dominique Lahary
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