Dématérialisation, désintermédiation et abondance :
Les bibliothèques au défi du numérique
par Dominique Lahary
texte écrit d'après l'intervention prononcée au colloque
Quelles politiques publiques pour les bibliothèques à l'ère du numérique ?
organisé à Monceau-les-Mines le 24 novembre 2006
par la Fédération nationale des collectivités territoriale pour la culture (FNCC)
et la ville de Monceau-les-Mines

Le 26 mai 2006, un bibliothécaire, Bernard Strainchamps, mettait en ligne un film de 4 minutes 40 intitulé Le cauchemar du bibliothécaire : la dématérialisation des supports(1). Le commentaire off commence ainsi : " Internet concurrence aujourd'hui les bibliothèques dans deux domaines : la musique : avec la généralisation du téléchargement et la capacité de stockage des I-pod et autre Archos, les adolescents ont de véritables discothèques ambulantes sur eux et n'éprouvent plus la nécessité de se déplacer à la bibliothèque ; la recherche documentaire : avec Google, les enfants ont moins besoin de consulter nos fonds documentaires. Ce mouvement de dématérialisation des documents ne fait que commencer. La vidéo devrait être la prochaine étape... avant le livre : on attend la commercialisation prochaine de l'encre l'électronique. Toute la chaîne du livre et du multimédia va être bouleversée par ces changements... ".
Mais la dématérialisation peut être également un cauchemar pour les élus : comment penser demain la médiathèque ? Quels équipements programmer ?

Nous sommes en train de vivre la révolution numérique, qui entraîne un bouleversement complet des conditions de production et de diffusion des œuvres.

Une révolution ? Non, deux :

Comme dans une réaction chimique, il faut ces deux ingrédients pour mettre le feu aux poudres. Nous y sommes.

C'est une révolution inattendue. Rappelons-nous : dans les années 1960 ou 1970, c'est la conquête de l'espace qui faisait rêver. Romans et films de science-fiction naviguaient dans l'interstellaire. L'avenir n'est plus ce qu'il était : il est sur terre, cette terre dont il nous faut tant prendre soin.

Mais revenons sur les deux révolutions que nous avons identifiés :

C'est ce mélange qui est détonnant.

Revenons encore sur cette double nature de l'Internet.

Ainsi la gratuité, qui peut être une négation du marché, peut en être une des figure. Ce modèle économique n'est pas nouveau. C'est celui de la radio de la télévision, et depuis peu d'une partie de la presse. Peut-être a-t-il été inventé Émile de Girardin lorsqu'il introduisit dans son journal La Presse, fondé en 1836, des encarts publicitaires qui lui permirent de vendre à bas prix.
Mais gratuité, vraiment ? Ce qu'on perd l'habitude de payer c'est l'œuvre, sa consultation, son écoute, sa consommation. Mais on accepte de payer pour les machines, les logiciels et les connexions.

Cet Internet si ambigu est aujourd'hui banalisé. Il est partout : à domicile, avec un équipement croissant des ménages (la masse critique est atteinte), au bureau et dans les lieux publics... y compris, est-il permis d'espérer, à la bibliothèque !

Écoutons ce qu'écrit François Stasse, Conseiller d'État, en préambule de son Rapport au ministre de la culture et de la communication sur l'accès aux œuvres numériques conservées par les bibliothèques publique, rendu public en avril 2005 : " La révolution numérique bouleverse l'accès à l'information, au savoir, à la culture. L'utilisateur du réseau Internet le constate quotidiennement. Mais cette révolution ne touche pas seulement à l'accès à l'information ; elle concerne aussi sa production et sa conservation. On pressentait depuis vingt ans que sa portée économique et culturelle serait comparable à celle de l'invention de l'imprimerie. C'est aujourd'hui une certitude. "

Et les bibliothèques, et les médiathèques dans tout ça ?

Plaçons-nous du point de vue de l'usager, n'hésitons pas à dire de l'usager consommateur, qui évolue dans un environnement concurrentiel.

Les gens grappillent, picorent, butinent et vagabondent. Ils achètent, ils empruntent, ils piratent. Ils font ce qui est le plus rapide, le plus commode, le moins cher.

Les deux mots clés pour décrire ce nouveau paysage sont dématérialisation et désintermédiation. Mais examinons-les plus avant.

Dématérialisation, vraiment ? Tout cela repose sur des supports de mémoire informatique bien matériels, sur des ordinateurs, sur des câbles ou des ondes.
Ce qu'on entend par dématérialisation, ce sont des ressources non exclusives : ce que je prends est toujours disponible. N'oublions pas que la logique de fonctionnement du web, c'est la copie de fichier : ce que vous voyez à l'écran n'est pas a distance, il a été copié sur le disque dur de votre ordinateur.

Désintermédiation, vraiment ? Google, c'est 8 000 salariés et 175 000 serveurs !
Ce qu'on entend par désintermédiation, c'est le changement d'intermédiaire, c'est l'absence apparente d'intermédiaire, qui donne à l'utilisateur l'illusion qu'il se débrouille seul face à l'océan du web. Mais c'est aussi l'intermédiation réciproque, la coopération, l'échange : les blogs, les wikis, les réseaux de pair à pair.

Dématérialisation et désintermédiation, ainsi que nous avons redéfini ces deux termes, dessinent un univers : celui de l'abondance. Un monde où on obtient, ou croit pouvoir obtenir, " tout, tout de suite ", selon la formule qui avait fleuri sur les murs de mai 1968. Or on nous avait dit jusqu'ici que l'économie reposait sur la rareté.

Et ce monde, on l'appelle volontiers " bibliothèque ". On dit qu'Internet est une bibliothèque universelle, voire " la " bibliothèque universelle. Certains présentent même le peer to peer comme la médiathèque d'aujourd'hui. Est-ce une métaphore, une façon de parler ? Ou bien la " fonction bibliothèque " est-elle désormais assumé par bien d'autres instances que les bibliothèques ?

Mais revenons sur ces dernières, à la lumière de nos deux mots clés : dématérialisation, désintermédiation.

La dématérialisation ? Nous n'y sommes pas. Le document est disponible où il ne l'est pas. La bibliothèque est ouverte ou elle ne l'est pas. Nous sommes dans un mode des biens exclusifs et de la disponibilité à éclipse. Un monde de rareté.

La désintermédiation? Nous n'y sommes pas davantage. La bibliothèque sélectionne. On dit quelle joue un rôle de médiation : c'est assez dire qu'elle est un intermédiaire. Nous sommes toujours dans le monde de la rareté.

Mais continuons à nous placer du point de vue de l'usager, de l'usager consommateur. Le concept de médiathèque nous a habitués à raisonner " tout en un " mais il faut bien voir qu'il y a une grande diversité des modes d'approvisionnement, d'appropriation, de jouissance des oeuvres selon le genre et le support :

Et voilà la médiathèque grignotée par les deux bouts. D'un côté la musique, de l'autre la documentation. Elle qui campe sur la rareté et grignotée par l'abondance.

Cette situation brise le mythe de l'unité de la médiathèque, qui prétendait réunir tous les supports, tous les publics. Les publics ne sont pas forcément les mêmes et les logiques d'usage divergent entre les supports.

Et pourtant... L'idée de médiathèque a symbolisé en France (car c'est une spécificité française que d'avoir inventé un nouveau mot) un effort considérable de modernisation des bibliothèques, il a rénové leur image auprès du public, fait oublié son image élitiste, compassée, classique. Cet entreprise sans précédent de création d'équipements par les collectivités locales, qui a en deux décennies sorti la France de son sous-développement en matière de lecture publique (même s'il reste encore des zones d'ombres), s'est appuyé en partie sur un mythe dont on peut dire qu'il a été fécond. Mais qui se brise aujourd'hui.

La médiathèque est donc victime de l'abondance. Mais voilà une bonne nouvelle : la rareté est de retour ! C'est qu'on trouve des œuvres payantes sur Internet :

La bibliothèque retrouve là son rôle traditionnel qui consiste à payer pour ses usagers. On a simplement changé de support, et remplacé le stock physique conservé dans les locaux de la bibliothèque par l'achat d'accès en ligne chez des fournisseurs de contenus numériques.

C'est en quelque sorte la bibliothèque traditionnelle numérique. La bibliothèque de la rareté numérique.

Cette mutation est acquise dans les bibliothèques universitaires. C'est d'ailleurs dans ce contexte qu'a été inventé au Royaume-Uni, à la fin des années 1970, le concept de " bibliothèque hybride ", qu'on tend aujourd'hui à généraliser. Ce concept est beaucoup plus clair dans le cas de l'enseignement supérieur et de la recherche car ce qu'on appelle l'information scientifique et technique a déjà en grande partie basculé dans la dématérialisation, mais sur un modèle économique d'accès coûteux, les seuls clients étant les institutions académiques. La bibliothèque est plus que jamais un intermédiaire obligé. Un opérateur de la rareté.

Dans les bibliothèques publiques la situation est, pour le moment du moins, plus difficile parce que, s'agissant des ressources en ligne intéressant le grand public, ce dernier a le sentiment que pour l'essentiel tout est accessible gratuitement. La concurrence avec l'abondance est redoutable.

C'est pourquoi nous sommes encore au temps des pionniers. C'est une phase nécessaire. Tentons de mettre de l'ordre dans les diverses expériences en cours.

Il y a d'abord le retour de la bibliothèque de la rareté dans sa version numérique. Nous venons de l'évoquer. La Bibliothèque publique d'information, en animant CAREL (le consortium d'acquisition des ressources en ligne), aide les bibliothèques publiques à franchir cette étape.

Mais il y a aussi une place pour la bibliothèque de l'abondance : celle des services en ligne. Cela commence par la présence sur Internet des catalogues. A l'heure des librairies en ligne, il n'est plus permis de les négliger. Se développe également la personnalisation des sites web : en entrant son numéro d'emprunteur, l'usager peut consulter son compte de bibliothèque : ses emprunts en cours, ses réservations, etc. Il en fait bien autant avec son compte en banque. Et puis il y a les services interactifs, comme les systèmes de questions-réponses(4) ou les blogs de bibliothèque. cela commence à se développer.

Il y a la bibliothèque de la proximité. Celle qui donne accès à Internet à ceux qui n'en disposent pas, mais aussi à tous : Internet est partout, pourquoi pas à la bibliothèque ? Celle qui initie à Internet, qui procure des logiciels bureautiques, qui propose des ateliers numériques : assistance aux usagers, aide à la créativité des usagers.

Il y a enfin la bibliothèque patrimoniale numérique. On voit bien que chacun s'attend à ce qui tout soit accessible en ligne : les bibliothèques numériques ont de beaux jours devant elles. Tout ne sera pas accessible gratuitement, comme le l'imaginent confusément bien de nos contemporains, mais il appartient entre autres aux bibliothèques de numériser le patrimoine culturel à leur disposition pour le sauvegarder, pour permettre que le public y ait accès, pour le valoriser auprès de lui. Cela passe par des grands projets comme Europeana(5) comme par des entreprises plus artisanales comme la bibliothèque électronique de Lisieux(6).

Il n'y aura pas de bibliothèque dans la société de l'information sans services à distance, qu'il s'agisse de services de la rareté (l'accès aux ressources payantes) ou de l'abondance (les catalogues, les sites web interactifs). Si l'on y réfléchit bien, on constate que ces services à distance sont l'exact équivalent dans l'univers immatériel du prêt à domicile dans le monde physique. De même que j'emporte un livre chez moi, j'ai accès de chez moi aux ressources en ligne que la bibliothèque me procure. Il faut le souligner car si l'idée est acquise dans le cas des bibliothèques universitaires(7), bien des fournisseurs ne l'ont pas encore accepté dans le cas de bibliothèques publiques et ne permettent que des accès dans les locaux de ces dernières.

La bibliothèque à distance sera capable de résoudre les " questions de mobilité "(8), communiquant avec ses usagers par courriel ou SMS, proposant des services accessibles par téléphone portable. Les bibliothèques seront dans la révolution de la mobilité, ou ne seront pas.

Mais il faut souligner le paradoxe de la bibliothèque à distance : elle relève d'une collectivité territoriale au périmètre de compétence géographiquement délimité alors que ses services peuvent être étendus du monde entier. C'est ainsi que la Bibliothèque municipale de Lyon ouvre son guichet du savoir bien au-delà de la capitale des Gaules, que celle de Boulogne-Billancourt a créé une Bibliothèque numérique du handicap à validité nationale et que la bibliothèque numérique de Lisieux a des lecteurs assidus aux Etats-Unis. Nous verrons dans les années qui viennent comment vit et se résout cette contradiction.

Nous venons d'esquisser quelque visages de la bibliothèque de demain, qui commence dès aujourd'hui. C'est pour l'instant une bibliothèque éclatée.
Elle est bien placée pour certaines ressources, mais recule ou disparaît pour d'autres.
Elle fournit certains publics, pas d'autres.
Elle procure des services sur place et à distance.
Elle est opératrice de la rareté et médiatrice de l'abondance.
C'est le temps de la segmentation et des marchés de niche. On ne peut avoir l'ambition de tout procurer à tous les publics.

Dans cette incertitude, quelle est la clé qui permet d'entreprendre, de décider, de définir des objectifs ?
C'est tout simplement la politique. Ce sont les politiques publiques. Les politiques publiques locales.

Considérant l'offre de culture, d'information et de loisir, marchande ou non, considérant l'état du numérique, en réseau ou non, considérant les stratégies des usagers-consommateurs pour s'approvisionner et s'approprier les oeuvres, considérant les besoins des populations en matière de lieux publics, de lien social, de biens culturels et le loisir, d'information...
... Quelle politique publique est-elle appropriée ? Quels choix peuvent être faits ? Quelles priorités dégager ?

A chaque collectivité territoriale d'en décider.

 

Souvenons-nous que l'avenir,
ni ne nous appartient,
ni ne nous échappe absolument

Épicure, Lettre sur le bonheur


Notes

(1) http://www.ruedesboulets.com/spip.php?article112.

(2) Streaming : déchargement en flux permettant d'écouter et de voir sur son ordinateur sans qu'un fichier complet y soit transféré. Le web permet de déclencher un streaming, mais ce dernier n'est pas du web.

(3) DRM : Digital right management. Logiciel permettant de contrôler et brider l'utilisation et la pérennité d'un fichier numérique.

(4) Biblioses@ame ( http://www.bpi.fr/ress.php.id_c=30&id_rubrique1=67), de la Bibliothèque publique d'information, et les Guichets du savoir ( http://www.guichetsdusavoir.org), de la bibliothèque municipale de Lyon.

(5) Projet européen lancé par le Président de la BnF Jean-Noël Jeanneney et nommé dans un premier temps " Bibliothèque numérique européenne ".

(6) http://www.bmlisieux.com.

(7) avec le concept d'EPN (environnement numérique de travail) : l'étudiant ou le chercheur, grâce à son mot de passe, a accès de partout aux ressources et services auquel il a droit.

(8) du nom d'une courte émission de la chaîne de télévision France2 qui présente les technologies de l'information nomades.


Publié en ligne par Dominique Lahary
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