" Nous ignorons les détails du cataclysme. D'après les communications orales, cristallisées seulement au quatrième galactium, les foyers de l'épidémie furent les grands réservoirs de papyr où étaient enregistrées les connaissances. On les appelait bao-bliothèques. La réaction fut presque instantanée. A la place des inestimables richesses de la mémoire collective, il ne subsista que des tas de poussière grise, fine comme de la cendre. "
Stanislas Lem, Mémoires trouvés dans une baignoire.
par Dominique Lahary,
directeur de la Bibliothèque départementale du Val d'Oise
in : Transversales n°91, janvier 2006
[dernier numéro de la revue publié sur papier]
. /p>Dans le prologue de son roman Mémoires trouvés dans une baignoire, publié pour la première fois en polonais en 1961(1), le grand écrivain de science fiction Stanislas Lem imagine qu'une maladie venue de l'espace, la " papyrolyse ", détruit brutalement tous les stocks de " papyr " de la planète, produisant un effondrement général de civilisation qu'il appelle la Grande Désintégration.
La Grande Désintégration
" La papyrolyse ne ruina pas seulement la vie économique. Ce n'est pas sans raison que l'on nomme cette période l'âge de la papyrocratie. Le papyr réglait et coordonnait toutes les activités sociales de l'homme ; il fixait en outre le sort des individus par un processus qu'il nous est difficile de comprendre (ce qu'on appelle les "papyrs d'identité"). " S'en suivirent plusieurs siècles de chaos avant qu'advienne le règne de la " cyberconomie globale ".
Stanislas Lem écrit à une époque où l'informatique est encore dans sa préhistoire, ce dont témoigne son texte : " Certes, les premières mémoires mécaniques avaient déjà fait leur apparition, mais c'étaient d'énormes machines d'un maniement délicat, ne servant qu'à effectuer un petit nombre de tâches spécialisées. On les appelait les "cerveaux électroniques". " Mais il pressent que l'avenir du stockage et du traitement de l'information est là.
Comment penser la transition ? L'auteur polonais l'imagine sur le mode de la catastrophe (une destruction brutale du papier suivi d'un chaos civilisationnel). Cette transition, nous avons la chance insigne de la vivre en direct... et en douceur. En douceur, vraiment ? N'est-ce pas plutôt un gant de fer dans une main de velours ?
" La révolution numérique bouleverse l'accès à l'information, au savoir, à la culture. L'utilisateur du réseau Internet le constate quotidiennement. Mais cette révolution ne touche pas seulement à l'accès à l'information ; elle concerne aussi sa production et sa conservation. On pressentait depuis vingt ans que sa portée économique et culturelle serait comparable à celle de l'invention de l'imprimerie. C'est aujourd'hui une certitude. "
Ces premières phrase d'un rapport de François Stasse(2), ancien directeur général de la BnF, au ministre de la Culture et de la communication, plantent on ne peut mieux le décor. Nous passons, écrit-il, du " paradigme de Gutenberg qui englobe l'univers du texte imprimé " à une " promesse culturelle et démocratique de la révolution numérique [qui] tient en ce que l'œuvre vient au lecteur sans que celui-ci doive se déplacer physiquement. "
Pour lire heureux lisons couché
Que devient le papier dans cette aventure ? Tout le malentendu vient de ce que l'on prend la partie pour le tout. Internet n'est pas seulement un système mondial de visionnement, et l'écran-clavier-souris n'est pas qu'un appareil de lecture.
On lit certes à l'écran, et de plus en plus. On lit " à l'italienne ", ce qui est assez Transversale(3). Et par la magie de l'ascenseur ou de la molette, on fait défiler le texte, ce qui rappelle le rouleau antique, mais verticalement plutôt que latéralement.
Osons une théorie matérielle : avez-vous remarqué comme il est incommode, désagréable même de lire un long texte vertical ? Les expositions farcies de longs propos nous assomment, pas seulement à cause de leur fréquente cuistrerie. Les affiches bavardes nous font fuir. Il n'est de bonnes pancartes que lapidaires. Debout, le texte a le souffle court. On ne lit dans la durée que des textes couchés, vautrés sur des pages empilées. Les Chinois l'ont compris depuis longtemps, eux qui, ayant érigé d'imposantes bibliothèques de stèles, ont aussi inventé le papier(4)... et l'imprimerie>(5), bien avant le bon M. Gutenberg.
Voilà pourquoi le livre ne va pas mourir, mais seulement refluer sur ses terres d'excellence : la séquence longue, la portabilité rustique. Et voilà pourquoi, à l'écran, on ne fait pas que lire. On clique aussi, sans retenue, sur le bouton " imprimer ".
L'imprimeur n'est plus ce qu'il était
" On est passé de l'ouvrage bien mis en page, paginé et relié au tas de feuilles non numérotées agrafé à la diable ", observait avec amusement François Reiner en 1998(6). Voilà donc un aspect de la Grande Désintégration : la charge de l'impression est transférée à l'utilisateur final, comme celle du montage du mobilier de basse et moyenne gamme. Et Internet, expliqua un jour Hervé Le Crosnier, est aussi un système de transport de documents.
Des pans entiers de notre vocabulaire professionnel sont frappés d'obsolescence. Implicitement, " imprimé " voulait dire " imprimé par un imprimeur pour le compte d'un éditeur ". Aujourd'hui on sort à tire-larigot de son imprimante des fragments de web qu'on emporte avec soi.
Hier l'imprimé était toujours le résultat sacralisé d'une geste éditoriale, et le texte était figé dans le degré d'excellence qu'on avait eu le temps de lui donner. Parfois on révisait dans une nouvelle geste un texte vieilli et les catalogueurs notaient avec une concision normative digne des moines copistes : " nouv. éd. rev. et corr. "
Aujourd'hui on reproduit tout ou partie d'une ressource en ligne quand on en a besoin ou quand on tombe dessus, en l'état où elle est au moment où on la capte. Nous sommes passés de l'ère des feuilles mortes à celle des feuilles volantes.
On a fait des progrès depuis 1998 : on voit bien que le web, dont n'importe quelle page peut être imprimée pour un résultat plus ou moins heureux, regorge maintenant de documents propres et nets précisément conçus pour faire bonne figure sur papier.
Il existe même un standard de fait, quoique propriétaire : le PDF (portable document format de la société Adobe), qui permet de fabriquer des fac-similés électroniques d'une forme imprimée. La présentation peut y gagner. La navigation, en général, y perd. Mais bien souvent cela n'a guère d'importance : ces documents ne sont en ligne que pour être lus sur du papier
Mais ils sont maintenant repérés par certains moteurs de recherche, dont le plus connu, et se prêtent, à l'écran, à la recherche sur un mot ou une expression. C'est un progrès considérable sur l'imprimé d'autrefois (7).
Un modèle très économique
L'affaire bien sûr est on ne peut plus commode pour l'auteur, ou l'éditeur, ou le diffuseur, enfin pour celui qui publie et qu'on ne sait plus trop comment appeler. Plus de frais d'impression, de stockage, d'expédition, plus de gestion des factures et des recettes. Juste un petit morceau de disque dur sur un serveur internet.
Quand on ne cherche pas à gagner de l'argent, mais seulement à rentrer dans ses frais, c'est une aubaine (8). Que l'utilisateur connecté paye donc le papier et l'encre, et l'affaire est faite.
Outre ses avantages économiques, la publication en ligne combine au moins quatre avantages remarquables :
Et voilà pourquoi il n'y aura plus ni Transversales ni actes imprimés des journées d'étude de l'ADBDP : le modèle économique de l'édition sans but lucratif, c'est le web. Le site de l'association devient à la fois plate forme d'informations rapides et de service et réservoir de documents à copier... y compris sur papier.
- rapidité : le document est publié aussitôt qu'achevé, sans délai de fabrication et d'acheminement ; il est trouvé par l'utilisateur grâce aux signets et moteurs de recherche ;
- adaptation à un public ciblé : Internet, média de masse, est aussi un vecteur pour les marchés de niches, de petites communautés peuvent y partager commodément références et ressources ;
- permanence : tant que le site les stocke, les documents sont accessibles plus sûrement que dans un placard ou une réserve ;
- duplicabilité : tandis qu'un document imprimé à l'ancienne est exclusif (qui détient un livre ou une revue en prive les autres), une ressource publiée sur Internet est consultable et imprimable à l'envi.
Vive le papier !
Le papier n'a pas disparu, il s'en imprime encore des montagnes. Il s'en gaspille aussi certainement, puisque la tentation est grande d'imprimer un texte chaque fois qu'on a besoin de le relire, le web étant un placard commode et généreux où il est inutile de ranger pour pouvoir retrouver.
Le papier a d'autant moins disparu que le terme est devenu en français... un adjectif invariable. On parle d'un " livre papier ", d'un " document papier ", d'une " édition papier ". On mesure à la nécessité de préciser un terme la fin d'un implicite : les disques deviennent " vinyles " quand les CD prospèrent, la photographie s'appelle " argentique " quand sa cousine numérique explose.
On a essayé au début du XXIe siècle de remplacer l'inusable codex inventé dans le bassin méditerranéen aux premiers siècles de notre ère par une tablette électronique appelée e-book. Cela n'a pas marché. Le livre électronique existe, à condition d'être indifférent aux supports : ordinateurs, organisateurs de poche, téléphones portables.
On parle de papier électronique et d'encre électronique. Ils adviendront peut être, sans qu'on puisse prédire s'ils remplaceront le vrai papier, qu'on affublera alors sans doute d'un adjectif (" papier végétal " ?), ou s'ils ne conquerront qu'une niche, ce qui est plus probable.
En attendant, les ramettes de 500 feuilles de format A4 se noircissent à belle cadence et les forêts continuent à trembler. Car le papier est léger, mobile et agrafable. C'est toujours une belle invention.
Soyons versés dans les archives
Stanislas Lem écrit : " Un ironique paradoxe de l'histoire veut que nous connaissions beaucoup mieux les civilisations du néogène inférieur et les cultures antiques de l'Assyrie, de l'Egypte ou de la Grèce que l'époque préatomistique et de l'astrogation primitive. Ces civilisations archaïques ont en effet laissé des ouvrages en os, pierre, ardoise et bronze, tandis qu'au cours du néogène moyen, l'ensemble des connaissances était conservé au moyen de ce qu'on appelait le papyr. " Et plus loin, après avoir décrit la catastrophe : " Il ne subsista que des tas de poussière grise, fine comme de la cendre. "
Mais de toutes ces mémoires électroniques, que subsistera-t-il ? Nous n'en savons à peu près rien. Et le site web de l'ADBDP, comment évoluera-t-il et quels élagages subira-t-il ? Même inconnue. Voilà pour quoi il est indispensable de penser à l'archivage. Un archivage sélectif, par versement et tri, comme disent les archivistes. Un archivage électronique assurément. Mais aussi, pourquoi pas, un archivage... sur papier. Ainsi sera préservée la mémoire de l'association.
juillet 2004
Les dessins de Subito sont issus du site de l'Association pour le développement des documents numériques en bibliothèques : http://www.addnb.org.
Lecture recommandée :
Pierre-Parc De Biasi, " Le papier, fragile support de l'essentiel ", in : Cahiers de médiologie n°4, 2e semestre 1997.
Texte intégral en ligne à imprimer soi-même : http://www.mediologie.org/collection/04_papier/debiasi.pdf.
Ensemble du numéro accessible depuis : http://www.mediologie.org/collection/04_papier/sommaire04.html.Notes
(1) Stalislas Lem, Mémoires trouvés dans une baignoire, Denoël, 1975, coll. Présence du futur. Disponible selon Electre alors l'édition de poche publiée chez Pocket en 1986 est épuisée. La forme de l'autorité auteur de la BnF est : " Lem, Stalislaw ".
(2) François Stasse, Rapport au ministre de la culture et de la communication sur l'accès aux oeuvres numériques conservées par les bibliothèques publiques, avril 2005. Consultable sur le site de l'interassociation Archivistes-Bibliothécaires-Documentalistes http://droitauteur.levillage.org : http://droitauteur.levillage.org/spip/IMG/doc/rapport_Francois-Stasse.doc.
(3) Jusqu'au present numéro, Transversales était imprimé au format à l'italienne.
(4) Attesté au plus tôt en 110 de notre ère comme support d'écriture, le papier, inventé plusieurs siècles plutôt, aurait d'abord été et continua à être utilisé pour l'hygiène. En 1393, la cour impériale acheta 720 000 feuilles de papier de toilette de 90x60 cm. Les Chinois imaginèrent également de l'utiliser pour fabriquer des cerfs-volants et de la monnaie. Source : Robert K.G. Temple, Quand la Chine nous précédait, Bordas, 1987.
(5) Le premier texte imprimé connu est un rouleau porte-bonheur bouddhiste imprimé en Chine entre 704 et 751. C'est un certain Bi Sheng qui aurait inventé les caractères mobiles entre 1041 et 1048. Source : Robert K.G. Temple, Ibid
(6) Propos tenu à table lors des journées d'étude de l'ADBDP de novembre 1998 au Futuroscope de Poitiers intitulées Les BDP dans la société de l'information. François Reiner, directeur de la médiathèque de la Cité des sciences et de l'industrie de la Villette, y prononça une intervention remarquée et toujours d'actualité : " Internet : une révolution aussi importante que l'imprimerie ? ". Il devait malheureusement décéder peu après. Les journées d'étude de 1998 de l'ADBDP ont été les premières dont les actes ont été publiés sur le site web de l'association : http://www.adbdp.asso.fr/association/je1998.
(7) Voyez par exemple l'excellente revue trimestrielle Biblio-Acid : http://www.biblioacid.org. A distinguer des blogs, plutôt faits pour être lus sur écran. Voyez Biblio-Acid, qui est aussi un blog, ou Figoblog : http://www.figoblog.org.
(8) Quant à ceux qui veulent ou ont besoin de faire commerce, c'est une autre affaire. Paiement à l'acte ou abonnement, les modèles économiques se cherchent, pour le meilleur et pour le pire. L'information scientifique et technique y est déjà plongée, avec des prix de vente souvent prohibitifs et la contre-offensive des scientifiques en faveur des archives ouvertes.