Réponses à Eugène Morel
[Livres-Hebdo a demandé à plusieurs bibliothécaires de commenter quelques extraits d'œuvres d'Eugène Morel]
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1. Les horaires d'ouverture
[à propos de Bordeaux] : " J'ai lu que la bibliothèque ouvre de 9 heures à midi, puis ferme jusqu'à deux, puis rouvre jusqu'à 4, puis ferme jusqu'à 8, puis rouvre jusqu'à 10. [...]
La grande raison pour laquelle le public ne va pas dans les bibliothèques, on commence à ne plus l'ignorer. On n'y va pas parce qu'elles sont fermées. Quand elles sont ouvertes, on y va. Et c'est la première et la plus urgente des réformes à faire dans les bibliothèques, qu'elles soient ouvertes. " [pp. 140-141, La Librairie publique]
" [...] En ouvrant de façon si irrégulière et principalement dans la journée, on prive d'abord les travailleurs de la journée, qui ont le désir d'apprendre. [...] Elle ont beau être gratuites, nos bibliothèques, elles sont comme des gros volumes à 8 francs, incommodes, chers. Le public attend pour s'en servir qu'elles existent dans un format maniable, à un prix qui ne soit pas toute une journée de travail. [...]
Le rôle, le vrai rôle d'une bibliothèque, n'est assuré que par une de nos institutions : les cafés. C'est sans doute pour ne pas leur faire concurrence que nos bibliothèques ferment de si bonne heure ? "" La bibliothèque est temporalisée. Notre interminable circuit du document vient prendre la suite de l'interminable circuit de production (écrire, saisir, maquetter, imprimer, distribuer), la circulation de nos exemplaires met nos emprunteurs à la merci les uns des autres, nos horaires installent des îlots d'ouverture dans un océan d'inaccessibilité, l'emplacement de nos bâtiments impose un temps de trajet. Or les réseaux détemporalisent : je veux tout, tout de suite, et non ce que vous avez, quand vous pourrez. "
J'ai écrit ça dans Du profil de poste au métier in : Bulletin d'informations de l'ABF n°164, 1994, http://www.lahary.fr/pro/1994/metier3.htm.Et Peter Borchardt, dans Les bibliothèques de lecture publique en France vues d'Outre-Rhin in BBF n° 5, 2002 : " Ce qui ne manque jamais d'étonner les bibliothécaires allemands, c'est la disproportion entre l'effectif du personnel et les heures d'ouverture ".
La position d'Eugène Morel demeure révolutionnaire. Et en France les bibliothèques universitaires ont dépassé les bibliothèques publiques en matière d'heures d'ouverture.
On n'y arrivera jamais tant qu'on refusera une proportion significative de vacataires et réduisant la " teneur bibliothéconomique " du personnel d'accueil, tant qu'on passera autant de temps sur la constitution des collections et pire sur leur catalogage, tant qu'on construira des bâtiments sans se poser la question des charges de personnel qu'elles induisent durant les heures d'ouverture. Pour sortir de la bibliothèque pour habitués, il ne faut pas seulement la gratuité, il faut aussi des heures d'ouverture identiques chaque jour, larges, y compris le midi et le week-end. Il y a de moins en moins de cafés : qu'il reste les bibliothèques, au moins.
Mais avouons que ceci ne peut être appliqué jusqu'aux plus petites bibliothèques de proximité en milieu rural.
2. L'élitisme
" La free library est un baromètre de l'état mental d'une nation. Elle est le rappel constant aux réalités. Notre mépris des journaux, des romans, des bottins, de tout ce qui se lit ou consulte beaucoup, chasse le public de nos bibliothèques, sans autre profit que l'intérêt des fonctionnaires. Vanité ou paresse, intérêt mal compris. L'Etat de bibliothécaire serait autrement prospère et honoré s'ils quittaient le rôle de gardien de catacombes. " (Bibliotheques, p103)
" Qu'est-ce qu'on lui montre? (au public) Des lieux sombres, écartés, ouverts de temps en temps, où il ne trouve rien de ce qui l'intéresse, de ce qui est utile, amusant, facile, libre, mais l'air austère universitaire et le rébarbatif de l'administratif. Mais non...une bibliothèque , c'est très gai, et c'est clair. Il y fait aussi bon que chez le marchand de vins. A Boston, on y joint des salles de billard. Ici l'on peut fumer, là il y a un jardin. Asseyez vous à l'ombre, voici de quoi vous distraire. Des livres? Oui, avec des images. Ils ne sont pas noirs, ils sont reliés en rouge, en vert, coquets, pimpants. Surtout ils sont nouveaux. " (Bibliothèques, t1 p8.)
Son confrère, Victor Chapot, conservateurs à la bibliothèque Sainte-Geneviève écrit à propos des convictions de Morel : " Mais, journaux à part, qu'offrira-t-on dans les bibliothèques ? et à quel public ? Ici, M Morel se moque de nous et s'amuse sans doute à pousser à l'absurde son paradoxe (...) la pensée que la bibliothèque aurait avant tout pour visiteurs les commerçants et industriels, y cherchant le dernier renseignement technique, l'indication d'un débouché, me semble une joyeuse bouffonerie. "Sur l'austérité au moins, nous avons parcouru du chemin. Les livres ne prennent plus le voile (noir) quand ils entrent en bibliothèque. Sauf goût impératif de l'architecte d'intérieur pour le gris, bien des locaux de bibliothèques sont attrayants.
Le roman et la BD abondent, les périodiques ont souvent une bonne place. Mais la bibliothèque publique à la française n'a le plus souvent pas su comme la public library à l'anglo-saxonne être ce lieu de ressource. Avec l'autodocumentation sur Internet, il est peut être trop tard pour prendre ce tournant. Offrons au moins Internet, et la part de documentation qui demeure utile sur papier... ou payante sur Internet.
3. Les femmes
" Aucune place sérieuse de bibliothécaire n'est confiée à une femme - Mme Pellechet, auteur d'un catalogue d'incunables, ne fut que bibliothécaire honoraire- et l'École des Chartes n'a pas encore recruté une demoiselle. On se représente le bibliothécaire comme un vieux ou un jeune malingre, contrefait ou infirme, mais un mâle. La question est tranchée à l'envers en Amérique où les femmes conquièrent la grande majorité des places, mêmes les plus importantes, et où bientôt le mâle semblera un usurpateur. "Changement radical depuis Morel : le métier de bibliothécaire est devenu féminin, et le public des bibliothèques est aussi en majorité féminin. Les hommes trustent quelques niches : discothèques, magasinage en BU ou BDP... et postes de directeurs où ils sont surreprésentés. Trop de colloques et congrès ne montrent à la tribune que des hommes.
4. Les pouvoirs publics
" Le temps est venu, après un demi-siècle d'efforts qui triomphent aujourd'hui en Angleterre, en Amérique de concevoir la lecture comme un service public, municipal, analogue à la voirie, aux hôpitaux, à la lumière - celle du gaz-, à l'hygiène - celle du corps (Bibliothèques p.372-383)
" Mais dans combien de villes les efforts des bibliothécaires sont stériles devant l'indifférence du public et des conseillers municipaux, dans combien - plus encore- les efforts sont inverses, le public est l'ennemi, celui qu'il faut écarter de la bibliothèque, asile sacré de l'archéologie, sorte de tombeau où l'on ne fête pas la Toussaint. dans combien plus encore les besoins de la ville, les efforts de quelques uns sont stériles devant l'indifférence des bibliothécaires! " (La librairie publique, p 152)La bibliothèque comme service public municipal ou intercommunal est sont seul salut, en lecture publique. Cela suppose que la bibliothèque n'apparaissent aux élus comme une force extérieure, à la logique propre, mais comme un outil au service de sa politique municipale. Vive l'instrumentalisation ! La bibliothèque doit être dans le champ de vision des décideurs et pour cela leur paraître utile. Les politiques de lecture publique sont des politiques publiques. " L'indifférence des conseillers municipaux " forme un couple avec le corporatisme, avec le technocratisme professionnel que ne sait pas se rendre intelligible aux généralistes que sont les élus, seuls détenteurs de la légitimité démocratique.
Le pendant du corporatisme anti-élu, c'est le corporatisme anti-public, la construction de valeurs professionnelles centrée sur la seule prescription.
5. Des bibliothèques sans livres
" Le jour viendra où les villes et les États, lassés de ce solennel enlaidissement des rues qu'à des prix si hautains nous baillent les architectes, renonceront à ce sot orgueil qu'il y a à condamner à l'ascension d'un escalier monumental des gens dont le temps vaut bien le prix de la pierre de taille. Avec la poste, les autos et le téléphone, les bibliothèques n'ont plus à être des catacombes avec ces salles annexes où, pourvus de geôliers, des gens sérieux sont admis à se mettre en classe. Les bibliothèques ne seront plus des monuments mais des agences. Les livres alors sont peut-être dans les faubourgs, ou la banlieue, là où il y a de la place pas chère, où l'on peut ranger comme on veut, mais ils sont aussi à Brest ou à Nancy. [...] C'est l'agence, le bureau de renseignements, de correspondance. Ici se tient la concordance des bibliographies et des catalogues et celles des livres à lire et des endroits où les lire. [..] Et le jour viendra peut-être où les livres nomades, allant et venant là où un lecteur les appelle, n'auront plus d'adresse fixe, sinon la poste restante, le bureau bibliographique chargé de les trouver et de leur faire joindre celui qui a besoin d'eux. [...] Je réclame donc non un progrès , mais une mesure vraiment d'une simplicité toute réactionnaire : le coup de téléphone. [...] Le développement de la poste, du téléphone, et de la propriété publique ont changé toutes les conditions des bibliothèques. "Eugène Morel nous dit ici deux choses : nous n'avons rien à faire du monumental, et ce qui importe est le flux et non le stock. Cela aussi demeure révolutionnaire.
Le monumental est peut-être parfois utile en tant que surface, jamais en tant qu'effet. Que les bibliothèques soient de plain-pied et que par les vôtres on voie ce qui s'y passe, et à bas les escaliers, surtout extérieurs, n'en déplaise à l'architecte de la BnF ! La vraie bibliothèque n'impose rien et surtout pas sa masse.
Quant au stock, il continue à nous plomber. Un des obstacle à l'évolution des bibliothèque est l'attachement à la collection locale, quand la population s'en fiche et grapille deci-delà ce qui l'intéresse. Les livres sont faits pour circuler, qu'importe leur port d'attache. J'avais mis par écrit cette utopie sous le terme " le fonds flottant " (http://www.lahary.fr/pro/2004/fonds-flottant.hm). Là encore, les BU, avec le PEB (prêt entre bibliothèques), sont en avance. Tous ces fonds amassés " au cas où ", trop abondants, et avec cela des éliminations sans concertation : gérée commune par commune, quand ce n'est pas site par site et section par section, nos collections sont une vraie gabegie. Il faudrait préserver mieux mais ensemble, fournir plus vite, monter moins sur les rayonnages, ne pas être attachés chacun à nos trésor mais comprendre que les documents sont de passage : l'important est qu'ils circulent et vivent le temps qu'il peuvent. La grande erreur serait de croire que le flux c'est seulement le numérique. Le flux est aussi matériel. Et le stock est aussi numérique : Internet est un stock dans lequel on puise sans le dépouiller.
Publié en ligne par Dominique Lahary
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