BIBLIOthèque(s)   no36, décembre 2007
Revue de l'Association des bibliothécaires de France
 

Attention travaux : Bibliothèques hybrides et droit d'auteur
par Dominique Lahary, porte-parole de l'Interassociation archives-bibliothèques-documentation

On a coutume de présenter le numérique comme gros d'incertitudes juridiques et ne manquent pas les interprétations divergentes émanant de spécialistes de la propriété intellectuelle. Mais il est généralement de mise de dire que le numérique ne change pas le droit.

La directive européenne

Dans le contexte français, on peut effectivement soutenir que les fondements du droit d'auteur demeurent :

Le numérique ne change donc pas le droit ? Et pourtant, on change la loi à cause du numérique !

Le droit demeure mais la loi change

Oh, ce n'est pas une nouveauté. Notre droit d'auteur, fils de Beaumarchais et de la Révolution française, fut fermement réécrit lors du vote de la loi de 1957 sur la " propriété intellectuelle et artistique ". Puis il connut une première mutation radicale en 1985 avec l'introduction des droits voisins, qui protègent les artistes interprètes, mais aussi les producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et les entreprises de communication audiovisuelle : nous voilà de plain-pied dans l'économie de la culture. Mutation encore quand la loi de 1957 révisée 1985 fut remplacée par le code de la propriété intellectuelle de 1992, revue en 1996, en 1998 et finalement en 2006.

Sur le plan international, c'est à cause du numérique qu'on compléta la vénérable convention de Berne (1886, dernière révision en 1971) par le traité de l'OMPI(1) de 1996 . Et c'est à la suite de ce traité que fut adoptée la directive européenne du 22 mai 2001 sur les droits d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information (DADVSI) puis finalement, dans les conditions chaotiques que l'on saiT(2), la loi DADVSI française du 1er août 2006.

En 2000, l'Ifla a proposé labelle formule suivante : " Digital is not différent " (3). Mais le numérique est différent... et contradictoire. Il permet aussi bien la dissémination incontrôlée que la traçabilité et le verrouillage. La société de l'information est celle d'un développement effréné de pratiques de dissémination, encouragée par certains intérêts industriels (ordinateurs, accès à Internet, moteurs de recherche), et de tentatives de verrouillage, mis en œuvre par d'autres intérêts (producteurs, mais aussi de plus en plus diffuseurs).

La disposition essentielle de la directive européenne, comme de la loi française, qui figurait dans le traité de l'OMPI, c'est la protection juridique des " mesures de protection technique ", ces dispositifs logiciels qui contrôlent ou brident les usages d'un fichier numérique. Mais cette protection elle-même est de plus en plus illusoire, en particulier dans le domaine de la musique, et l'on voit se mettre en place une économie de l'accès qui ne cherche plus à faire payer à chaque écoute ou appropriation, mais s'appuie sur des rémunérations externes, comme la publicité.

La continuité dans le changement

Que deviennent les bibliothèques, les services d'archives et de documentation dans cette histoire ? Ils n'étaient guère au menu du projet de loi DADVSI adopté par le conseil des ministres du 12 novembre 2003. Il fallait s'inviter, ce qui fut fait avec l'action de l'IABD, qui trouva des alliés précieux chez les élus locaux de l'Association des Maires de France (AMF) et de la Fédération des collectivités territoriales pour la culture (FNCC) et à la Conférence des présidents d'Université(4). Notre viatique était la proclamation de l'IFLA : nous devons faire comme si le numérique n'était pas différent, c'est-à-dire continuer, dans un contexte nouveau, à assurer les missions qui sont les nôtres dans l'univers physique. Mais le numérique remet les pendules à zéro et tout est à reconquérir. Il fallait donc obtenir des exceptions permises par la directive européenne, non pour conquérir des droits nouveaux, mais parce que la technique numérique elle-même repose sur la copie et la représentation. Comme le dit Lawrence Lessig, à l'origine des Creative commons(5) : " Il est dans la nature des technologies numériques que tout usage entraîne une copie de l'original. Des usages ordinaires qui se situaient autrefois en dehors du champ d'application de la loi tombent désormais dan,s le domaine de la réglementation sur le copyright. "

Le résultat inscrit sur le marbre incertain de la loi n° 2006-961 du 1er août 2006 est incomplet et d'interprétation délicate. Pour l'essentiel, a été conquis un droit de reproduction(6) : est autorisée " la reproduction d'une oeuvre, d'un phonogramme, d'un vidéogramme ou d'un programme, effectuées à des fins de conservation ou destinée à préserver les conditions de sa consultation sur place par des bibliothèques accessibles au public, par des musées ou par des services d'archives, sous réserve que ceux-ci ne recherchent aucun avantage économique ou commercial. "

Ce droit est encadré par cette condition générale valable pour toutes les exceptions, qui "ne peuvent porter atteinte à l'exploitation normale de l'œuvre, de l'interprétation, du phonogramme, du vidéogramme ou du programme ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur, de l'artiste-interprète, du producteur ou de l'entreprise de communication audiovisuelle. "

Mais surtout, il ne porte que sur la reproduction, non sur la communication : celle-ci n'est qu'une finalité possible de la reproduction, laquelle nécessite pour être mise en œuvre des autorisations. Nous voilà ramenée au cadre contractuel.

Après la loi, la pratique !

Il appartient aux bibliothèques de mettre en œuvre leur droit de reproduction alors qu'aucune jurisprudence n'a encore permis d'interpréter les obscurités du texte. On peut estimer qu'est licite toute reproduction ponctuelle effectuée sans autorisation préalable pour faciliter une représentation sur écran, pour garantir la sauvegarde d'une œuvre, pour transférer un document numérique d'un support ou format obsolète vers un autre.

Pour le reste, la bibliothèque hybride est généralement soumise aux conditions contractuelles imposées par les fournisseurs. Cela représente donc une extension de la contractualisation de leur activité. Il faut s'y faire. La société matérielle était pour l'essentiel fondée sur l'achat d'objet dont on faisait - à peu près - ce qu'on voulait. La société numérique est une société quadrillée par les contrats. Cela réclame des compétences juridiques et un savoir faire de négociateur. D'où l'utilité des consortiums (Couperin pour les bibliothèques universitaires) ou de leurs substituts (Carel pour les bibliothèques publique) car la variété des droits concédés est extrême : peut-on accéder, sur place ou à distance, de quels sites, peut-on copier des extraits, des oeuvres entières, sur papier, sur support numérique ? On n'en finit plus.

Tout cela n'empêche pas les bibliothèques d'être, si elles le peuvent et le souhaitent, parties prenantes, avec bien d'autre, du mouvement dit du copyleft, avec des phénomènes comme le logiciel libre, la musique libre, les Creative commons Non plus de proposer sur leurs sites web des services gratuits ne reposant pas sur la diffusion d'œuvres : questions réponses, commentaires des usagers, etc.

Quelles sont les perspectives ? Soyons clair. Le principal acquis de l'action de l'IABD est d'avoir mis le pied dans une porte qui serait autrement demeurée fermée à double tour. Il faut faire fructifier l'acquis en l'utilisant, dans le respect des intérêts légitimes des ayants droit, tout en se préparant aux bouleversements futurs. Car tandis qu'une partie des acteurs économiques jette par-dessus bord les digues dont elle avait réclamé la protection juridique pour s'engager vers de nouveaux modèles économiques, la directive européenne de 2001 démontre son obsolescence et ne manquera pas d'être revue. Nos lois aussi. Le paysage est loin d'être stabilisé : soyons acteur de son évolution.


Notes

(1) Organisation mondiale de la propriété intellectuelle : http://www.wipo.int.

(2) Voir Dominique Lahary, " Les bibliothèques après la loi DADVSI in BIBLIOthèques n°30, décembre 2006.

(3) The IFLA Position on Copyright in the Digital Environment, août 2000 : http://www.ifla.org/V/press/copydig.htm (traduction française: http://www.ifla.org/III/clm/p1/pos-dig-f.htm).

(4) Voir les sites http://droitauteur.levillage.org et http://www.iabd.fr.

(5) Lawrence Lessig, " Vive la culture libre ", in Courrier international n°800, 2 mars 2006, et n° hors série " Révolution 2.0 ", octobre novembre-décembre 2007

(6) Deux autres exceptions retenues dans la loi DADVSI concernent directement ou indirectement les bibliothèques. L'une porte sur les reproductions en faveur des personnes handicapées, qui nécessite la désignation d'un organisme chargé de recueillir des éditeurs les fichiers des œuvres : celui-ci reste à désigner. L'autre est la fameuse exception pédagogiques, qui ne sera mise en eouvre qu'à compter du 1er janvier 2009 et dont sont exclues les oeuvres pédagogiques, les courtes œuvres, les partitions et l'édition numérique.


   Publié en ligne par Dominique Lahary
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