Désherbage.
Message de Dominique Lahary à la liste de diffusion biblio-fr, 17/09/2007
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Force est de constater que le désherbage n’est absolument pas compris par d’autres que ceux qui le pratiquent.

Raphaëlle Mouren a opportunément rappelé « qu'un très grand nombre d'universitaires, jeunes ou vieux, échoue à concevoir le principe du désherbage ». Bernard Majour a cité une institutrice. Cécile Touitou s’est donné la peine de nous traduire un éclairant article du Washington Post.

Soyons clair : à peu près personne ne comprend. Y compris une partie des bibliothécaires.

Et pourtant ! On peut dire que l’usager de bibliothèque, en tout cas l’usager de bibliothèque publique, est schizophrène : l’idée de faire disparaître des livres, disques, etc. (mais le fétichisme porte essentiellement sur les livres) lui fait à ce point horreur que quand il a besoin lui-même de jeter (car lui aussi en a besoin), il donne à une bibliothèque. Mais il plébiscite les bibliothèques aux rayons désencombrés et renouvelés, qui ne lui feraient pas autant d’effet sans désherbage.

Et pourtant ! On ne désherbe pas encore assez dans les bibliothèques. Tous les collègues qui on mené de telles opérations le disent : moins c’est plus. Débarrasser des rayons donne le sentiment que de nouveaux livres ont été ajoutés, même si ce n’est pas le cas. Toute la réflexion bibliothéconomique internationale converge aujourd’hui vers cette tendance : faisons dans nos bibliothèques davantage de place au public, et moins aux collections. Nous les connaissons, ces bibliothèques apoplectiques, aux rayonnages trop hauts, aux allées trop étroites, aux tablettes où les livres sont trop serrés : cela repousse. C’est de l’anti-bibliothèque.

Pourquoi alors cette difficulté à comprendre le désherbage chez les non bibliothécaires, cette difficulté à le pratiquer chez les bibliothécaires ? Il me semble que cela vient d’une conception patrimoniale de la collection. Celle-ci est vue comme un capital. On parle « d’enrichir les collections ». Mais les collections de la plupart des bibliothèques n’ont pas plus à s’enrichir que le compte en banque de la plupart des gens : ça rentre, ça repart. Nos documents ne sont jamais qu’en sursis, et restent là tant qu’ils sont utiles. Au-delà, n’hésitons pas à le dire, ils nuisent. Ils encombrent. Il faut les retirer des zones en libre accès.

Cette conception patrimoniale des collections non patrimoniales, avouons que nous l’entretenons nous-mêmes par nos habitudes, par notre idéologie professionnelle. La politique documentaire c’est bien, mais l’excès d’investissement dans la valorisation du geste d’acquisition conduit à surinvestir la collection. Et je ne parle pas du catalogage ! On ne va tout de même pas se débarrasser de documents qu’on a passé tant de temps à décrire et indexer. Retournons le propos : à quoi bon investir sur le catalogage de documents en sursis ? Je l’ai écrit dans Le rôle du bibliothécaire à, l'âge de l'accès et le redis ici : nos collections, même physiques, sont des flux.

Nous sommes trop, chacun, attachés à NOTRE collection de NOTRE bibliothèque. Plus nous ferons réseau, mieux cela vaudra. Les BCP, puis BDP, depuis longtemps, organisent des rotations de fonds. Ça marche. On trouve de temps en temps ce même principe dans des réseaux urbains. Mais où ? On en parle trop peu.

Cet attachement patrimonial est à double détente. Il y a d’abord l’attachement à l’objet livre. Cette édition-ci plutôt que celle-là, cet exemplaire-ci plutôt que celui-là. Je raffole de l’objet livre. Mais dans la plupart des bibliothèques, ce n’est pas le sujet. Ce que disent là-dessus les historiens du livre (lire un texte dans telle édition et telle autre ce n’est pas la même chose) est intéressant du point de vue de l’histoire du livre et de la lecture, mais c’est une fausse piste bibliothéconomique. Il faut même racheter des classiques, par exemple, dans des éditions qui vont trouver le public, plutôt que de conserver pieusement une collection Nelson (dont je raffole, par ailleurs). Nous sommes dans la logique du packaging depuis que nous ne relions plus les livres en toile noire, et tant mieux. Les textes gagner à revêtir des des habits neufs, comme chacun de nous, chaque jour, a à coeur de présenter à ses semblables une mise nette et propre. Une bibliothèque publique n’est pas une bibliothèque personnelle, forcément gorgée de fétichisme.

Au demeurant, l’industrie du livre est une industrie de la destruction et de l’éphémère, comme l’a rappellé Daniel Le Goff citant « Tant qu’il y aura des livres » de Laurence Santantonios (Bartillat, 2005).

Et puis il y a l’attachement au texte. Longtemps j’ai eu honte de m’apercevoir au détour d’une demande ou d’une vérification que nous n’avions pas, ou plus, tel impérissable chef-d’oeuvre. Cela m’a passé. Si c’est utile, il est simple de l’acheter ou le racheter, ou bien encore de le faire venir grâce au prêt entre bibliothèque. Chaque bibliothèque visible (les rayons en libre accès tels qu’ils sont garnis à un moment donné) n’est jamais qu’une proposition de lecture fugace, qu’un facétieux concours de hasards et de volontés change à chaque instant.

Car nous parlons ici de la bibliothèque visible. De ce qui est accessible en libre accès, depuis que les bibliothèques ont connu la même révolution que les épiceries. Heureuse révolution.

La bibliothèque peut offrir, en matière de ressources documentaires, comme nous disons dans notre jargon, deux sortes de services : présenter à l’œil des collections fugaces, satisfaire des demandes précisément formulées.

Ce diptyque correspond en partie à ces deux autres :

Vous voulez continuer à prescrire ? On ne prescrit pas une masse patinée. On prescrit ce qui est attrayant. Les bibliothécaires les plus prescripteur devraient être les plus désherbeurs. (Bien sûr, la prescription ne passe pas seulement par le rayon, il y a mille moyens de mettre en valeur, ce n’est pas ici mon propos).

Soit donc la bibliothèque visible. Les libraires appellent cela la « mise en place ». C’est elle qui doit, pour être efficace, être renouvelée à quantité constante. C’est à elle que nous pensons le plus souvent quand nous parlons de désherbage. Il faut éliminer… des rayonnages en libre accès.

Et ensuite ? Ensuite, le plus souvent, chacun élimine physiquement, chacun dans son coin. On pourrait mieux faire, sans doute.

Bernard Majour a écrit : « La vision globale suppose une visibilité des fonds. Sans l'informatique et la mise à disposition des catalogues sur Internet, une telle visibilité n'est pas possible. Ça vient. » Oui, ça vient, nous assistons en ce moment à un retour des catalogues collectifs dont il serait bon de faire l’inventaire. Associée à une habitude du prêt entre bibliothèques, bien ancré dans les bibliothèques universitaires mais hélas trop peu répandu en lecture publique, ces catalogues collectifs devraient permettre d’élargir l’offre marginale et donc la satisfaction des demandes ponctuelles. La deuxième jambe de la bibliothèque.

Mais allons plus loin. Et si nous mettions en commun, par zone géographique, nos éliminations ? C’est exactement ce qui se passe à la Ville de Paris, dont la réserve centrale aspire le désherbage des bibliothèques (c’est plus facile de retirer des rayons si on ne jette pas soi-même) et le trie en trois parts : destruction (la plus grosse), conservation, don. Le catalogue de cette réserve est accessible sur le web et permet de répondre à de nombreuses demandes, satisfaites par un système de navettes vers les bibliothèques des différents arrondissements : http://dac-opac-pret.paris.fr/cyberpac/> Faites votre recherche > Choix de la bibliothèque > Réserve centrale.

Le blogueur « des bibliothèques 2.0 » écrivait le 24 août 2007 : « Le jour où nos bibliothèques se seront transformées en grand hangard de stockage avec un service d’envoi chez les particuliers ; la réservation ayant été faite en ligne - est l’un de mes grands phantasmes… » (). Voilà en tout cas un moyen terme qui fonctionne. Il a l’immense avantage :

C’est me semble-t-il très exactement un service de « longue traîne » (voyez ce terme sur Wikipedia, facile à trouver si vous utilisez la recherche sur cette encyclopédie proposée par le moteur Exalead.)

Car je n’accable pas les discours gestionnaires de nos collègues américains cités par le Washington Post ni les éclairants calculs de Bernard Majour. Ce n’est pas s’abandonner à je ne sais quelle logique marchande : nous utilisons pour la plupart des fonds publics et il est de notre devoir de proposer des méthodes propres à satisfaire les demandes du public en utilisant au mieux les ressources financières mises à notre disposition. La bibliothéconomie, ce devrait pouvoir être aussi… de l’économie. De l’économie publique.

Voilà pourquoi je ne peux suivre Pierre Schweitzer quand il écrit : « La meilleure façon de faire de la place, c'est encore de construire des bibliothèques et de les remplir de livres. » Il n’y a certes pas encore de bibliothèques, cela ne sert à rien de multiplier encore et encore à l’infini les rayonnages. Aucun financement public ne peut être mobilisé pour un tel stockage indéfini. On peut en revanche défendre l’organisation de stockages mutualisés.

Je sens poindre ces temps-ci comme une nouvelle conception de la conservation. Car nous voyons bien que la distinction classique entre bibliothèques de conservation et bibliothèque de consommation ne suffit plus. « Ce n’est pas dans nos missions de conserver », certes. Mais qui doit conserver et pourquoi ?

Les missions de conservation classiquement reconnues renvoient à deux nécessités publiques incontestables :

Ne peut-on imaginer une conservation destinée au grand public ? Bien sûr, ce ne sera pas la même, et l’exhaustivité ne sera pas nécessaire. Mais la logistique de livraison, si ! De la « conservation de prêt ». De la conservation qui prenne le risque du prêt.

Isolées, les bibliothèques non patrimoniales ne peuvent que renvoyer à d’autres les missions de conservation. En réseau, elles peuvent en prendre leur part. Il faut jeter beaucoup, absolument ! Mais on peu garder un peu. Mais surtout pas chacun dans son coin.

Il y a depuis quelques années un mouvement de « conservation partagée des fonds pour la jeunesse ». Cela se passe dans des régions, en voici quelques traces : http://www.livre-franchecomte.com/conservationjeunesse/conservation.htm
http://www.crl.midipyrenees.fr/page.asp?PK_page=91&chpt=les_actions_du_crl&sX_Menu_selectedID=m1_C46
http://www.britalis.org/britalis/actualites/documents/CPLJ_Fonctionnement/050120_B132_CPLJ_JE_CRE_V2.pdf
http://www.livreaucentre.fr/articles.php?id_rub=5&id_cat=29&id_sous_cat=43
http://www.livre-paca.org/index.php?pg=dazibao&article=187
http://www.interbibly.fr/vie_association/groupes/fonds_jeunesse/fonds_jeunesse.htm
http://www.valmedia94.fr/fichiers_public/CONSERVATIONPARTAGEElivresJeunessecommentparticiper.doc
avec quelques petites ressources synthétiques demeurant dans un coin du site de la FILL, ex FFCB : http://www.ffcb.org/info/presentation_gen.php

Je lis dans un argumentaire de la Joie par les livres cette réponse à la question « Pour qui conserver ? » : «  les étudiants, les chercheurs de tous niveaux […] ; les curieux, les amateurs […] ; les « nostalgiques » qui aimeraient tellement retrouver ce livre qu’ils ont tant aimé quand ils avaient 9 ans !; les professionnels du livre ont […] : illustrateurs, […] éditeurs […] ; […] la formation des (futurs) bibliothécaires […] ; […] les enfants et les jeunes eux-mêmes. Les livres d’hier intéressent au plus haut point les lecteurs enfants d’aujourd’hui. C’est tout à fait précieux pour eux de voir les albums, les romans, les bandes dessinées de leurs parents (ou même de leurs grands-parents). »

Autre question : celle des dons, non pas aux bibliothèques, mais des bibliothèques. Que d’échecs à cause d’envois inadaptés aux bénéficiaires. Eux aussi ne doivent pas être encombrés. Mutualiser le, processus de don permet de le professionnaliser. C’est ce que fait la réserve centrale de la ville de paris, ou en région PAVCA le Cobiac, avec sa banque régionale du livre qui propose notamment une « assistance technique au retrait des livres dans les bibliothèques publiques (opération dite de désherbage »

Si le désherbage est mal compris, c’est souvent parque que nous sommes victimes d’une sorte d’essentialisme : on accable chaque bibliothèque particulière des missions attribuées à la bibliothèque en général. Tirons le meilleur possible de cette confusion, en ne raisonnant plus bibliothèque par bibliothèque, mais en réseau.

(Dans le bulletin de la Bibliothèque départementale du Val d’Oise Lire en Val d’Oise n°52 de juin 2006 p. 9, j’avais écrit sous le titre « A-t-on le droit de jeter des livres ? » un article sur les dons et le désherbage illustré par une photo montrant une corbeille à papier appelée « bibliothèque » :).