Pour une
approche économe de l'accès aux documents :
longue traîne et réseautage
par M. Dominique Lahary, Directeur de la Bibliothèque départementale du
Val d'Oise, France
Intervention au premier congrès de l’Association internationale francophone des bibliothécaires documentalistes, Montréal, 3-6 août 2008
La bibliothèque visible, qui s’offre au regard de l’usage à un moment donné, peut être étendue grâce à la rotation des collections. La bibliothèque invisible peut mettre à la disposition de l’usager, sur réservation, ce qui est emprunté, ce qui est en réserve et, par le prêt entre bibliothèques, ce qui est conservé ailleurs. Le modèle de la longue traîne nous permet de représenter une organisation en réseau gérant à bon compte les demandes rares ou récurrentes et faisant varier le nombre d’exemplaires d’un même titre en tenant compte du ralentissement des demandes, avec l’aide de catalogues collectifs et d’une logistique de transport.
Ces dernières années, l'accent a été mis dans la littérature professionnelle en bibliothéconomie et sciences de l'information sur l'accès aux ressources numériques : comment les produire, comment y donner accès. C’était naturellement indispensable. Le déploiement de la Toile mondiale à partir des années 1990 et la numérisation accélérée de la production et de la diffusion des biens informationnels et culturels bouleversent totalement le contexte dans lequel les bibliothèques peuvent rendre des services aux habitants.
Mais il ne faut pas oublier que les bibliothèques collectent et proposent encore; et sans doute le feront longtemps encore, des biens culturels et informationnels sous la forme d'objets, notamment des imprimés. D’ailleurs, la Toile mondiale est aussi une plate forme de repérage et de distribution d'objets Distribution commerciale avec le développement du commerce en ligne, qui va jusqu’aux sites d’enchères. Mais aussi distribution d’intérêt public, notamment grâce aux bibliothèques.
Il est donc nécessaire de poursuivre la réflexion sur la gestion des collections physiques des bibliothèques. Une réflexion du 21e siècle, à l’ère d’Internet, qui utilise quand il le faut les outils et les modèles conceptuels nés de cet étonnant univers numérique en réseau qui est la réalité de notre temps – plus exactement, une partie de notre réalité.
Le présent texte ne porte donc que sur la gestion des collections physiques… jusqu’à nouvel ordre.
Les bibliothèques ne proposent souvent à leur public que leurs propres collections constituées localement. Cela semble bien naturel et c’est ce qu’il est de loin le plus facile d’organiser. Mais cela présente trois inconvénients majeurs :
1.
L’offre
est proportionnelle aux moyens de la bibliothèque en termes de moyens
financiers, de surface et de personnel. Cela entraîne une inégalité très
importante. Pourquoi les habitants des plus grandes villes auraient des avantages
en matière d’accès à l’information et à la culture ? Pourquoi les usagers
des très petites bibliothèques n’auraient-ils accès qu’à des collections très
réduites ? Les bibliothécaires, mais aussi les organes politiques qui les
emploient, se soucient naturellement de l’égalité d’accès. Mais celle-ci est
impossible à organiser si on raisonne bibliothèque par bibliothèque.
2.
Chaque
bibliothèque a tendance à élargir l’offre par l’accroissement continu de ses
collections, au détriment de leur attrait et de leur lisibilité. Or on sait
qu’une collection trop importante est souvent inutile et qu’une collection non
renouvelée n’attire pas le public. On peut toujours retirer des documents des
espaces en libre accès pour les stocker dans une réserve, mais de très
nombreuses bibliothèques n’ont pas ou peu de surface de réserve. La gestion
locale des collections engendre naturellement leur croissance. Dans les études
de bibliothécaires, on m’a d’ailleurs parlé d’accroissement des collections,
par l’acquisition le don ou l’échange. Pour contrarier cette croissance
perpétuelle, il faut se plier à la terrible discipline de ce que les
bibliothécaires français nomment le désherbage et leurs collègues
canadiens francophones l’élagage. Cette opération est indispensable, même
si elle est souvent mal comprise par le public.
3.
Pour
pratiquer ce désherbage ou élagage, la plupart des bibliothèques n’ont pour
solution que de se débarrasser purement et simplement des documents, ce qui se
traduit le plus souvent par leur destruction physique. Ainsi l’obligation de
renouvellement local des collections se traduit par la disparition d’ouvrages
qui pourraient intéresser occasionnellement un nombre limité d’usagers. Il est
naturellement nécessaire de détruire des exemplaires, on ne pas toujours tout
garder. Mais les titres, eux, ne doivent pas tous disparaître à cause du manque
de coordination entre les bibliothèques.
On le voit, ces trois principes fondamentaux que sont l’égalité d’accès, le renouvellement des collections et la conservation ne peuvent être respectés par chaque bibliothèque prise individuellement. C’est pourquoi leur coopération est indispensable. Comme la écrit Michel Melot, qui fut directeur de la bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou à Paris puis président du Conseil supérieur [français] des bibliothèques : « Aucune bibliothèque n'est autosuffisante. Dès lors que la bibliothèque est conçue et gérée comme un ensemble éternellement incomplet, la coopération entre bibliothèques n'est plus un service supplémentaire, ni un palliatif à une situation défectueuse mais un mode d'existence normal de toute bibliothèque, qui doit être intégré à sa conception et prévu dans ses règles de fonctionnement. » (Melot, 1991, 13).
Il me semble que la bibliothèque marche sur deux jambes :
· la jambe droite, c’est la bibliothèque visible, celle que l’usager découvre devant ses yeux et où il se sert lui-même ;
· la jambe gauche, c’est la bibliothèque invisible, celle qui est virtuellement à la disposition de l’usager mais qui se dérobe à son regard.
S’il lui manque une de ces deux jambes, la bibliothèque ne marche pas. Avec les deux, elle court, pour le plus grand bénéfice des usagers :
· La bibliothèque visible, c’est celle de l’usager qui vient fouiner, qui a besoin de reconnaître ce qu’il connaissait déjà, mais qui va également découvrir ce qu’il ne connaissait pas.
· La bibliothèque invisible, c’est celle de l’usager qui sait exactement ce qu’il veut et le demande, même si ce qu’il veut, et auquel rien ne saurait se substituer, n’est pas là.
Chaque usager est à la fois client de la bibliothèque visible et de la bibliothèque invisible, même si certains sont plus souvent l’un que l’autre.
Or, ces deux bibliothèques présentent des caractéristiques tout à fait différentes, voire opposées. Je me propose de souligner ces différences sous deux angles : la politique documentaire et la mise en espace.
· Politique documentaire :
-
La
bibliothèque visible permet de prescrire, de promouvoir, de mettre en valeur,
bref de développer une politique de l’offre, même s’il est évidemment
indispensable que chaque usager découvre également dans les rayonnages ce qui
lui est déjà familier.
-
La
bibliothèque invisible permet de mieux répondre à la demande des usagers mais
ne permet guère de faire de la prescription : c’est uniquement un outil de
politique de la demande.
Autrement dit :
-
La
bibliothèque visible peut avoir la surprise comme épice. Chacun sait une épice
relève le goût d’un plat mais que si le plat n’est fait que d’épice, il est
immangeable.
-
Dans
la bibliothèque invisible, la surprise ne sert à rien car personne ne demandera
ce qu’il ne connaît pas déjà.
Mais aussi :
-
La
bibliothèque visible doit être renouvelée régulièrement pour présenter aux
usagers, qu’ils soient fidèles ou occasionnels, anciens ou nouveaux, une offre
actualisée et attractive.
-
La
bibliothèque invisible peut reposer sur la stabilité d’un stock en grande
partie constant.
· Mise en espace :
-
Dans
la bibliothèque visible, les collections doivent être présentées de façon
aérées et attrayantes.
-
Dans
la bibliothèque invisible, la présentation importe peu et le stockage peut être
compact.
Ou encore :
-
Dans
la bibliothèque visible, trop de quantité nuit, l’abondance déroute une bonne
partie des usagers. On a été frappé en Europe par la réorganisation de la
grande bibliothèque de Rotterdam, qui s’est traduite par une réduction de 20%
des collections (Danset 2005, 7)
-
Dans
la bibliothèque invisible, la quantité peut tendre vers l’infini sans dérouter
qui que ce soit.
Ainsi la jambe droite et la jambe gauche correspondent à deux types différents de service que les usagers attendent des bibliothèques :
-
la
présentation sur place de documents disponibles à un moment donné ;
-
la
fourniture de documents sur réservation.
Nous pouvons répartir les éléments que nous avons évoqués dans un tableau :
La
jambe gauche : |
La
jambe droite : |
Le fonds se dérobe au regard de l’usager |
L’usager découvre devant ses yeux |
L’usager commande |
L’usager se sert directement |
L’usager sait exactement ce qu’il veut |
L’usager vient fouiner |
Répondre à la demande des usagers |
Prescrire, promouvoir, mettre en valeur |
La surprise ne sert à rien |
La surprise comme épice |
Permanence du stock |
Renouvellement régulier |
Stockage compact ou fonds dispersés |
Présentation aérées et attrayantes |
La quantité peut être infinie |
Trop de quantité nuit |
Dans cette distinction entre la jambe droite et la jambe gauche, entre la bibliothèque visible et la bibliothèque invisible, deux pièges sont à éviter :
· Il ne faut pas considérer que la bibliothèque visible correspond exactement à la collection en libre accès d’une bibliothèque : tout ce qui n’est pas là n’en fait pas partie. Tout document emprunté à un moment donné bascule dans la bibliothèque invisible. Ainsi, comme « la mer toujours recommencée » chèrer au poète Paul Valéry, la bibliothèque visible n’est jamais la même. Et les documents qui sont toujours empruntés parce qu’ils ont un gros succès n’en font pas partie non plus, tant qu’ils ne cessent de passer d’un emprunteur à l’autre.
· Quant à la bibliothèque invisible, elle n’est pas seulement constituée des éventuelles réserves, mais aussi de toutes les collections (même si elles y sont visibles) des autres bibliothèques avec qui on pratique le prêt entre bibliothèques, et enfin, comme nous venons de le voir, de tout ce qui à un moment donné est emprunté, mais aussi en réparation, en commande, etc. N’y incluons pas ce qui est perdu et figure toujours au catalogue : cela, c’est plutôt la bibliothèque fantôme.
Comme on pouvait s’y attendre, le visible est local et toujours changeant. L’invisible est virtuel et davantage permanent. L’ensemble forme la bibliothèque réelle auquel a accès l’usager.
La bibliothèque visible et la bibliothèque invisible peuvent devenir des bibliothèques étendues grâce au réseautage Ce mot n’est guère utilisé en France mais il m’est souvent arrivé de l’employer lors d’intervention en public. Je le trouve très parlant. Et grâce à ce premier congrès de l’AIFBD, il va devenir un mot clé de la bibliothéconomie francophone.
Chacune des jambes de la bibliothèque peut être étendue grâce à deux modes de réseautage différents, qui peuvent être combinés :
· La jambe droite de la bibliothèque peut être étendue par une rotation au moins partielle des collections entre les bibliothèques. C’est d’autant plus indispensable que la bibliothèque est de petite taille : la rotation étant l’offre visible en assurant un renouvellement plus radical que ne le permettrait le seul mouvement propre de la collection locale. Deux méthodes de rotation sont envisageables :
-
La
mutualisation : des bibliothèques d’un même réseau échangent entre eux des
fonds pour les faire tourner. Le cas ne me semble pas courant, c’est bien
dommage.
-
La
décentralisation : un organisme central fournit des collections tournantes
à un ensemble de bibliothèques. C’est ce que font en France les bibliothèques
départementales de prêt (ADBDP, 1) et au Québec les Réseaux Biblio (Réseaux
biblio du Québec, 16).
· La jambe gauche de la bibliothèque, si elle reste isolée, n’est composée que du service local de réservation et d’une éventuelle réserve locale. Elle peut être étendue selon deux modes, également combinables :
-
La
répartition : c’est le principe du prêt entre bibliothèques. Elle permet
d’étendre l’offre d’une bibliothèque à l’ensemble des fonds des bibliothèques
du réseau. En France, ce système est surtout répandu dans les bibliothèques
universitaires et très peu dans les bibliothèques publiques. Rien ne justifie
une telle différence de pratique.
-
La
centralisation : chaque bibliothèque fournit à une réserve centrale le
produit de ses éliminations. Cette réserve procède à un tri en trois part
(conservation, don, élimination). Ce qui n’est pas éliminé peut être livré sur
commande à l’usager ou à sa bibliothèque. En France, la ville de Paris dispose
d’une telle réserve centrale. Son catalogue est consultable sur Internet et les
usagers peuvent faire venir dans la bibliothèque où ils sont inscrits les
ouvrages qu’elle contient.
Ce double réseautage (rotation des collections, prêt entre bibliothèques ou à la réserve centrale) mis en place selon deux modes combinables (mutualisation/répartition, centralisation/décentralisation), permet de se rapprocher de l’idéal d’égalité d’accès des citoyens, quel que soit leur lieu de vie, quelle que soit la taille de la bibliothèque qu’ils fréquentent.
Dans les années 1970, un groupe de bibliothécaires français, que l’on avait appelé les « sectoristes », avait imaginé découper la France en secteurs à population approximativement égale, à l’intérieur desquels aurait été mis en place des réseaux cohérents de bibliothèques permettant cette égalité d’accès. Un de ses principaux animateurs, Michel Bouvy, rappellera plus tard qu’ils « avaient adopté cette idée essentielle selon laquelle les besoins étaient partout qualitativement identiques ». (Bouvy 1995, 5).
En 2004, l’américain Chris Anderson, dans un article célèbre (Anderson 2004, 2) dont il a fait un livre (Anderson 2007, 3), proposait le modèle de la longue traîne (long tail) pour décrire le marché du commerce en ligne, particulièrement celui des livres.
Plaçant en abscisses le nombre de demandes sur un titre et en ordonnées le nombre de titres proposés, il réexprimait cette vieille loi bibliothéconomique selon laquelle il y a de nombreuses de demandes sur peu de titres et peu de demandes sur de nombreux titres.
Figure 1. La longue traîne d’après Chris Anderson.
Mais, en traçant sa courbe, il montrait qu’un commerce en ligne pouvait faire autant de chiffre d’affaire, ou presque, sur la queue de la traîne que sur sa tête puisqu’il pouvait stocker de nombreux articles dans ses magasin sans être limité par la surface d’exposition au public. Autrement dit, qu’il pouvait gagner de l’argent, non seulement avec les livres qui se vendent beaucoup, mais aussi avec ceux qui se vendent peu, et continuer à les proposer sans avoir à pâtir de charges insupportables.
Je propose d’utiliser ce modèle de la longue traîne pour représenter un système de bibliothèques en réseau. La première idée qui vient à l’esprit est de considérer que la tête est la bibliothèque visible (la jambe droite) et la queue, la bibliothèque invisible (la jambe gauche). Mais si l’on considère que les titres les plus demandés ne sont jamais visibles puisqu’ils sont toujours empruntés, on peut estimer que la première position de la tête fait, comme la queue, partie de la bibliothèque invisible, sauf si l’on a une politique d’acquisition en grand nombre des titres les plus demandés à un moment donné.
Figure 2.
La position de la bibliothèque visible dans la longue traîne.
Je propose un modèle de longue traîne de bibliothèques à trois niveaux (mais on peut en imaginer d’avantage) :
1.
La
collection locale, permanente ou tournante, est censée répondre aux besoins les
plus importants et les plus immédiats. Elle génère le trafic le plus important.
L’usager se déplace lui-même.
2.
Un
réseau de prêt entre bibliothèques permet d’élargir l’offre pour satisfaire des
demandes moins nombreuses, plus spécialisées. L’usager ou les documents se
déplacent.
3.
Une
réserve centrale permet enfin une offre de dernier recours. Le document est
acheminé vers l’usager ou sa bibliothèque.
Figure 3.
Un modèle de réseau de bibliothèques à trois niveaux.
Mais la longue traîne peut également représenter le cycle de vie de chaque document. Quant il est très demandé, il doit être présent dans de nombreuses bibliothèques, parfois en plusieurs exemplaires. Au fur et à mesure que les demandes se raréfient, on peut réduire le nombre des exemplaires et des bibliothèques où il est présent. La conservation est ainsi proportionnelle à l’usage.
Figure 4.
Une représentation du cycle de vie d’un titre dans un réseau de bibliothèques.
La longue traîne est donc un modèle qui nous permet de gérer :
-
la
permanence de la disponibilité d’un titre malgré la réduction des demandes
(principe de conservation) ;
-
l’augmentation
du nombre de titres disponibles pour tous les usagers d’un réseau de
bibliothèques (principe de diversité).
Pour que les réseaux fonctionnent correctement, il faut que les documents puissent être localisés et transportés.
La localisation repose évidemment sur l’informatique. Deux cas de figurent se rencontrent :
· Un système informatique de gestion de bibliothèque unique est la solution la plus efficace mais elle exige une unification des habitudes de gestion des différents établissements membres du réseau. Il est particulièrement adapté aux réseaux relevant de la même institution. Il est surtout intéressant dès lors que le flux de documents et/ou la circulation des usagers entre les différents points du réseau sont importants.
· Les systèmes informatiques répartis sont parfois la seule solution réaliste en raison de l’éparpillement professionnel et institutionnel des composantes d’un réseau. Trois moyens existent alors pour permettre la localisation :
-
l’interrogation
simultanée en temps réel des différents catalogues permettant de proposer aux
usagers et au personnel des bibliothèques un catalogue collectif virtuel
(protocole Z39.50, protocole OAI) ;
-
un
catalogue collectif de production dans lesquelles les bibliothèques
participantes créent leurs notices bibliographiques et s’y localisent avant de
les dériver vers leur système local, comme le SUDOC, catalogue collectif des
bibliothèques universitaires françaises (SUDOC, 17) ;
-
un
catalogue collectif de dérivation dans lesquels les bibliothèques participantes
versent périodiquement leurs données, comme RéVOdoc, le catalogue collectif des
bibliothèques du département français du Val d’Oise, qui a été mis en place au
printemps en 2008 (Conseil général du Val d’Oise, 6).
Le transport nécessite une logistique correspondant aux flux et aux distances, par exemple :
-
des
véhicules motorisés de taille adaptée si les volumes sont importants, circulant
selon une régularité appropriée (quotidienne, hebdomadaire, mensuelle), ce qui
nous renvoie au coût des véhicules et du carburant ;
-
une
enveloppe postale pour l’acheminement de documents isolés vers la bibliothèque
ou le domicile de l’usager, ce qui suppose autant que possible des tarifs
postaux préférentiels, comme c’est le cas au Canada.
Une organisation en réseau peut se heurter aux habitudes professionnelles des bibliothécaires. Je les classe en deux catégories, qui sont intimement liées :
1.
Le collectionnisme. Les bibliothécaires considèrent souvent qu’ils ont d’abord à
constituer et entretenir une collection. J’ai moi-même été formé ainsi en, en
France, le statut des conservateurs de bibliothèque, qui est publié au Journal
officiel de la République française, précisent que ceux-ci « constituent, organisent, enrichissent, évaluent et exploitent
les collections de toute nature des bibliothèques »,Nous développons bien
souvent un attachement excessif à la collection de notre propre bibliothèque,
« notre » collection, mettant ainsi la priorité aux documents par
rapport à leur usage, à la collection par rapport au service à l’usager, à la
propriété par rapport à l’accès.
2.
L’encyclopédisme localiste. Nous sommes bien souvent attachés à la
constitution d’une « collection locale absolue » aussi exhaustive que
nous le permettent notre budget et la surface disponible, dans un idéal
encyclopédique : nous voulons pouvoir traiter tous les sujets et répondre
à tous les besoins. Ce idéal se décline de la plus grande à la plus petite
bibliothèque, qui devraient toutes respectées le mêMe équilibre des
collections. Il faut avoir au plus beaucoup de tout, et au moins un peu de
tout. C’est évidemment impossible et il n’y a pas besoin d’avoir de tout
partout. Mais on doit pouvoir fournir de tout partout, ce qui n’est pas la même
chose. On peut estimer que la bibliothèque en réseau n’entretient que des
collections locales relatives : seul le réseau est encyclopédique et cohérent,
la collection locale n’a pas besoin de l’être.
Collectionnisme
et encyclopédisme localiste se déploient dans un univers de rareté, bornent un
horizon limité : « voilà la collection que vous avons choisi pour
vous, vous n’obtiendrez rien d’autre ». C’est incompréhensible pour
l’usager d’aujourd’hui, qui évolue dans un univers d’abondance, où tout, à tort
ou à raison, paraît accessible immédiatement et où les marchés de niche peuvent
être satisfaits. A force de ne satisfaire que les besoins les plus courants de
la majorité des usagers, nous ne répondons qu’à une minorité des demandes.
Mais
un autre obstacle de taille existe à un réseautage efficace : c’est
l’émiettement institutionnel. Les différentes
bibliothèques d’un réseau peuvent appartenir à des institutions différentes
ayant chacune leurs règles de travail, leurs objectifs propres, leur
organisation hiérarchique. Le réseautage nécessite la coopération entre
institutions sur la base d’objectifs décidées en commun, ce qui peut être très
compliqué à gérer. Enfin l’émiettement de la propriété des collections est un
obstacle à une rotation des fonds.
Distinguer entre les deux jambes de la bibliothèque, entre la bibliothèque visible et la bibliothèque invisible, permet de réconcilier les deux contrats tacites qui sont passés avec l’usager :
1. « Je choisis pour toi, tu fouilles dans ce que je présente. »
2. « Je te fournis ce que tu me demandes. »
Ce serait une erreur de croire que la politique de la demande, qui inspire le second contrat, ne vise qu’à satisfaire l’équivalent des meilleures ventes. Dans la logique de la longue traîne, elle permet également de satisfaire les demandes plus rares et permet d’assurer la diversité de l’offre comme la permanence de la disponibilité d’œuvres culturelles majeures.
Seul le réseautage permet à la bibliothèque de remplir les deux contrats en mobilisant de la façon la plus économe possible les ressources financières qui sont mobilisées. Il consacre une organisation des bibliothèques fondée non plus sur les collections, qui ne sont qu’un des moyens à mettre en œuvre, mais sur l’accès.
Je propose ici une approche économe de l’organisation des bibliothèques en réseau qui permet d’élargir l’offre de façon la plus économe et la plus efficace possible tout en facilitant la diversité culturelle et la conservation du patrimoine. Il s’agit de satisfaire à bon compte la demande récurrente comme la demande marginale.
J’avais déjà adressé à l’AIFBD en décembre 2007 un court texte pour proposer une intervention au congrès de Montréal lorsque l’université de Paris 10 m’a demandé d’intervenir dans une journée d’étude sur le désherbage le 15 avril. J’ai donc présenté ce jour-là la théorie des deux jambes de la bibliothèque avant de l’exposer brièvement sur mon blogue professionnel dans un billet du 30 avril 2008 (Lahary 2008, 11). Par précaution, je signalais que mon propos ne concernait que la bibliothèque physique mais que je ne savais pas s’il pouvait concerner la bibliothèque électronique.
Marlène Delhaye, auteure du blogue Marlène’s Corner, insatisfaite de cette exclusion m’a interpellé sur mon blogue. Conduit à réfléchir plus avant, j’ai répondu que j’imaginais bien une jambe gauche numérique très importante, accessible sur requête à ceux qui savent ce qu’ils cherchent. Mais j’ajoutais que la jambe droite numérique, la bibliothèque visible numérique, ne pouvait être que très petite puisqu’on ne peut pas montrer grand chose sur un écran d’ordinateur.
Daniel Bourrion, auteur du blogue De tout sur rien, a alors posté un commentaire où il expliquait que la jambe droite, sur un écran, est tout simplement pliée et qu’on peut la déplier presque à l’infini.
Je le rejoins. Si la surface d’exposition d’un écran d’ordinateur est faible, on peut y appliquer le principe de la rotation, comme dans les horloges mécaniques anciennes. Rotation automatique, comme on le voit avec les bandeaux publicitaires, et rotation obtenue en cliquant sur un élément d’une arborescence ou en formulant une requête. Mais Daniel Bourrion va plus loin quand il écrit : « si la surface [d’exposition sur un écran] est relativement limitée pour l’heure […], la profondeur est illimitée. Nous sommes face à une ouverture qui se déplie sans fin en se contenant elle-même, une sorte de fractale. Et ce n’est plus tant une rotation qui se passe, qu’une plongée. La jambe droite, en fait, peut se déplier indéfiniment si on met en place les dispositifs techniques ad hoc. » (Lahary2008, 12).
Il est donc possible de faire de la mise en valeur de ressources électroniques sur la Toile. Mais aussi de la présentation de ressources physiques, par exemples des livres ou des disques compacts. C’est ce que font les librairies en ligne, mais aussi de plus en plus les bibliothèques, avec des présentations de livres agrémentés de l’image de leur couverture. Dans le cadre de ce qu’on appelle le web 2.0, des sites collaboratifs ou de bibliothèques permettent d’écrire des commentaires et d’attribuer des mots-clés qui seront autant de vois d’accès vers les ressources ainsi sélectionnées. Silvère Mercier, sur son blogue Bibliobsession, s’appuie sur la notion de longue traîne pour assigner aux bibliothécaire un rôle de médiation numérique. (Mercier 2008, 14 et 15).
Ainsi, tout site jongle-t-il entre le visible et l’invisible. Le visible commande de faire tourner ce qui apparaît sur l’écran ou de donner à l’internaute des outils pour le faire tourner. L’invisible, c’est tout ce qui se cache derrière les requêtes que l’internaute n’a pas encore formulées. Une jambe gauche géante et une jambe droite pliée-dépliée.
1. ADBDP (Association des directeurs de bibliothèques départementales). http://www.adbdp/asso.fr.
2. Anderson, Chris. 2004. The long Tail. Wired, octobre, 2004. http://wired-vig.wired.com//wired/archive/12.10/tail.html. (Traduit en français par Natasha Dariz et relue par Daniel Kaplan. http://www.internetactu.net/2005/04/12/la-longue-traine).
3. Anderson, Chris. 2007. La longue traîne : la nouvelle économie est là. Paris : Village mondial, 2007.
4.
Bourrion,
Daniel.De tout sur rien :
[Blogue]. http://detoutsurrien.wordpress.com.
5.
Bouvy, Michel,
1995. Une revue professionnelle de combat : Médiathèques publiques ».
Dans: Mémoires pour demain : Mélanges en l’honneur de Albert Ronsin,
Gérard Thirion, Guy Vaucel. Paris : Association des bibliothécaires
français, 1995.
6. Conseil général du Val d’Oise. RéVOdoc : [Catalogue collectif des bibliothèques du département du Val d’Oise, France]. http://bibliotheques.valdoise.fr/heading/heading1496.html.
7. Danset, Françoise. 2005. La bibliothèque espace physique, et après ?. http://www.adbdp.asso.fr/La-bibliotheque-espace-physique-et.
8.
Delhaye,
Marlène. Marlène’s corner: [Blogue].
http://marlenescorner.blogspirit.com/.
9. Lahary, Dominique. 2004. Le fonds flottant ou la main invisible. http://www.lahary.fr/pro/2004/fonds-flottant.htm.
10. Lahary, Dominique. 2007. Le rôle du bibliothécaire à l'âge de l'accès. http://www.lahary.fr/pro/2007/leroledubibliothecairealagedelacces.pdf.
11. Lahary, Dominique. 2008. Les deux jambes de la bibliothèque, DLog, 30 avril 2008. http://lahary.wordpress.com/2008/04/30/les-deux-jambes-de-la-bibliotheque. Avec les commentaires de Marlène et DBourion.
12. Le Crosnier, Hervé. 2008. Pour un regard
politique sur la « courbe d’audience ». BIBLIOthèque(s) 36,
juillet 2008 : 18-21.
13. Melot, Michel. 1991. Rapport du Conseil supérieur des bibliothèques. Paris : Conseil supérieur des bibliothèques, 1991. http://www.enssib.fr/autres-sites/csb/rapport91/rapp-91-4cooperation/csb-rapp91-textecooperation.html.
14. Mercier, Silvère. 2008. Bibliothèques : passer de l’ère logistique à l’ère de la médiation. Bibliobsession : [Blogue], billet du 19 mars 2008. http://www.bibliobsession.net/2008/03/19/bibliotheques-passer-de-lere-logistique-a-lere-de-la-mediation/
15. Mercier, Silvère. 2008. Naviguer dans la longue traîne nécessite des médiateurs. Bibliobsession : [Blogue], billet du 16 avril 2008. http://www.bibliobsession.net/2007/04/16/naviguer-dans-la-longue-traine-necessite-des-mediateurs/
16. Réseaux Biblio du Québec. http://www.reseaubiblioduquebec.qc.ca.
17. SUDOC (Système universitaire de documentation), http://www.sudoc.abes.fr.