BIBLIOthèque(s)   no73, mars 2014
Revue de l'Association des bibliothécaires de France
 

Dossier Métiers et compétences :
L’affaire de la virgule, un concentré d’histoire statutaire et professionnelle
par Dominique Lahary

Quand les exigences de la professionnalisation est aux prises avec les évolutions du « métier » – un concept pour le moins plurivoque, sinon équivoque –, les revendications professionnelles sont prises dans les courants contraires d’une Histoire, qui, si elle n’est pas achevée, est passée par bien des étapes qu’il convient de rappeler.

De la « bataille des statuts »…

Jusqu’en 1992, les bibliothécaires communaux de catégorie B (« sous-bibliothécaire ») et A (« bibliothécaire ») étaient issus de la même formation : le CAFB, obtenu après une formation d’un jour et demi à deux jours par semaine pendant un an, et qui a été le creuset de la constitution d’une identité professionnelle.

Le CAFB est mort avec la création de la filière culturelle territoriale (voir mon éloge funèbre publié par l’ABF(1)) mais son fantôme hante encore les générations successives jusqu’à sa très étonnante réincarnation sous la forme d’une virgule publiée au Journal officiel. Mais n’allons pas trop vite.

Après la terrible bataille des statuts que j’ai racontée dans le numéro de Bibliothèque(s) consacré au centenaire de l’ABF(2), les « CAFBistes » (dont je suis) découvrent un paysage à leurs yeux désolant : les catégories A, B et C sont coupées en 2 (et même en 3 pour la catégorie C) avec, au niveau inférieur de chacune, un concours généraliste (consternation !). Seuls les niveaux B+ (les assistants qualifiés de conservation) et A+ (conservateurs, un terme qui n’a que 21 ans dans la territoriale !) sont garantis « appellation professionnelle contrôlée ». Les assistants qualifiés par l’exigence d’un diplôme technico-professionnel bac + 2 et un concours professionnalisé (c’est « ceinture et bretelle » !), les conservateurs par leurs 18 mois de « villeurbanisation(3) ».

L’accès au concours externe d’assistant concentre les critiques les plus vives : Coâ, un simple bachelier, titulaire de n’importe quel baccalauréat, peut entrer comme ça en bibliothèque, quand auparavant on se lestait préalablement du noble CAFB, même pour accéder au « B-type » (appellation technico-syndicale du B moins) ?

Ce B-type accessible aux bacheliers, le gouvernement Rocard l’impose comme un dogme : on veut des débouchés pour les bacheliers, dans le même temps qu’on proclame vouloir que 80% de chaque classe d’âge accède au bac. On est encore loin de se rendre compte qu’on va vers un « sur-diplômage » massif.

Quant aux bibliothécaires accédant par concours externe, avec leur licence de n’importe quoi (« même de chinois », se gaussait-on), ils devaient quand même subir une formation en alternance durant un an à l’IFB (Institut de formation des bibliothécaires), nouvellement créé  à Villeurbanne et dirigé par Bertrand Calenge, qui plus tard fusionnera avec l’Enssib.

Ces formations post-recrutement, c’est compliqué pour les collectivités, pour les services. Une alliance des élus et des professionnels se noua pour les critiquer vertement, les seconds rêvant de concours sur titre.

J’ai résumé cette situation dans un Supplément aux Lettres persanes(4). C’est la bataille du protectionnisme bibliothéconomique contre l’invasion des barbares, dont j’ai été partie prenante, assumant les contradictions : j’étais déjà loin des dévots du catalogage, pareillement défenseurs acharnés du professionnalisme, mais je me souviens avoir dit qu’il fallait passer une alliance tactique avec eux.

..au bouclier du « métier »…

Pourtant, j’avais déjà trouvé mon chemin de Damas sur la question du ou des métiers en préparant une intervention pour le congrès ABF de 1994(5). En fouillant dans la littérature économique, sociologique et gestionnaire, je découvre trois concepts de métier bien distincts : celui de l’entreprise – on va dire « de la bibliothèque » –, qui est collectif et ne qualifie pas chaque individu. Celui des DRH et des formateurs, qui identifie un bassin de mobilité, ensemble de postes entre lesquels un même individu peut muter sans avoir à se reformer lourdement. Et celui qui est vécu, autoproclamé, revendiqué : un pur phénomène psycho-sociologique. Le métier vécu est naturellement légitime, c’est lui qui donne chaque matin du cœur à l’ouvrage. Mais est-il, tel que revendiqué dans sa subjectivité, d’utilité publique ? Finalement, quand on entend parler « métier » chez les bibliothécaires, c’est d’abord ce dernier qui parle ou se cache derrière les autres. Méfions-nous du métier, si souvent brandi comme un bouclier pour s’abriter sous la transcendance d’une référence internationale et spécialisée afin de mieux échapper au véritable contexte des politiques publiques. Cette théorie des trois métiers, je ne cesserai de la resservir lors d’interventions diverses, devant un public qui semblait la découvrir. Elle a l’avantage de vacciner chaque fois qu’on parle de mutations, de changement, d’évolutions, contre les interpellations qui montent sur le thème « moi, mon métier, c’est pas… » ou « moi, mon métier, c’est… »

Mais du temps a passé dans la filière culturelle, que j’ai raconté dans le Bulletin des bibliothèques de France en 2010(6). Il n’y a pas eu d’invasion barbare mais plutôt une diversification des parcours. À partir des DUT et des DEUST, exécuteurs testamentaires officiels du CAFB, une floraison de diplômes d’université, de licences pro, de masters, a surgi. On avait pensé que les concours allaient engendrer un paysage uniforme de la formation initiale, c’est le contraire qui s’est produit. D’autres sont entrés par la petite porte et se sont formés sur le tas. Finalement la plupart des candidats aux concours externes se sont révélés être de « faux externes », déjà dans la place et cherchant la titularisation ou la promotion, ou bien s’étant déjà formés en bibliothéconomie, tandis que les vrais barbares forment les gros bataillons des « reçus collés », diplômés mais jamais recrutés – car l’ultime rempart du protectionnisme bibliothéconomique, c’est bien l’entretien de recrutement !

Mouvements inverses

Mais, parallèlement, une autre aventure se déroule : celle de la mutation des bibliothèques. Le bloc bibliothéconomique se déconstruit pour se reconstruire tant bien que mal – ou pas – dans un certain chaos. Une véritable ruse de l’histoire va jouer un rôle éminent : la concomitance entre un gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002), fruit d’une hasardeuse dissolution de l’Assemblée nationale imaginée par un certain de Dominique de Villepin, et le déchaînement de ce qu’on nomme alors les NTIC et devant lesquels nombre de bibliothécaires se trouvaient comme une poule devant un couteau. Les emplois jeunes vont les déniaiser et montrer que des barbares peuvent apporter une certaine civilisation.

Curieusement, l’obsession informatique puis numérique va s’accompagner d’un mouvement vers les gens : c’est le « public au cœur » qui taille des croupières à « la collection au centre », annonçant la future vogue du troisième lieu. On parle mélange des métiers, relativisation de la collection. Bref, le protectionnisme bibliothéconomique paraît de plus en plus hors de saison devant la montée de l’hybridation.

Mais voilà qu’une troisième histoire se déroule parallèlement, qui concerne l’évolution de la fonction publique territoriale. Les CAFBistes avaient été horrifiés par la décomposition de la filière culturelle en 7 (puis 6) cadres d’emplois. Un mouvement contraire, concernant l’ensemble des filières, se déploie à son rythme. C’est d’abord la catégorie C qui est réduite à un seul cadre d’emplois par filière, puis la B, même si dans les deux cas on peut entrer directement en milieu de cadre d’emplois par un concours spécifique.

Mais ce n’est pas tout. Une quatrième aventure se superpose aux trois autres. Voilà que la mode des concours généralistes est passée en haut lieu : ce que les bibliothécaires ont si longtemps prêché dans le désert (« il faut professionnaliser les concours ») devient un discours officiel. Cela a commencé par le concours de bibliothécaire, avec notamment un questionnaire qui a connu ses ratés au moment de son introduction, et s’étend maintenant à toute la filière.

C’est qu’une autre revendication a été exaucée à l’extrême : la formation post-recrutement a été réduite à peau de chagrin, suscitant à l’époque un communiqué rageur ABF-ADBDP-ADBGV : « 5 jours pour former un bibliothécaire, qui dit mieux ? » (7) .

On va donc en haut lieu chercher à tout professionnaliser, même le « B-type », et une mystérieuse commission va s’attacher à déterminer lequel parmi les bacs pourrait être considéré comme une préprofessionnalisation menant aux bibliothèques. Et voilà comment, par la grâce d’une virgule habilement placée dans un décret du journal officiel (cf. encadré), l’option « Histoire des arts » du bac A est promue voie royale d’accès aux bibliothèques, suscitant un communiqué cinglant de l’ABF.

En 20 ans, deux mouvements inverses se sont donc produits. Les revendications de simplification statutaire, d’allègement de la formation post-recrutement et de professionnalisation des concours, autrefois défendues avec la rage du désespoir par les « professionnels des bibliothèques », ont fini par être satisfaites jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’absurde par le ministère de l’Intérieur, tandis qu’une profession métissée de barbares a fait le mouvement inverse et ne se reconnaît plus dans ce que les institutions aujourd’hui mettent en place et qu’elles repoussaient autrefois avec obstination.

 

Mais cette histoire n’est pas finie.

Comment l’affaire de la virgule va-t-elle être résolue ? Les concours professionnalisés ont-ils un avenir ? La filière culturelle va-t-elle garder sa spécificité ? Et le métier de bibliothécaire lui-même ? Et finalement, quand les concours à la française disparaîtront-ils, leurs seuls véritables cousins, les concours mandarinaux institués par la dynastie Tang au 8e siècle, ayant été abolis avec l’avènement de la république chinoise en 1911 ?

Vous le saurez dans les 20 ou 30 ans qui viennent en suivant les futurs épisodes de notre grande série, pleine de bruit et de fureur, qui vous réserve sans nul doute encore de nombreux rebondissements inattendus.

Virgule ou pas virgule ? ou Le diable est dans les détails

Selon l’article 5 du décret n°2011-1642 du 23 novembre 2011 portant statut particulier du cadre d’emploi des assistants territoriaux de conservation du patrimoine et des bibliothèques, l’accès au concours externe est réservé « aux candidats titulaires d’un baccalauréat ou d’un diplôme homologué au niveau IV, ou d’une qualification reconnue comme équivalente dans les conditions fixées par le décret du 13 février 2007, correspondant à l’une des spécialités mentionnées à l’article 3 du présent décret : Archives, Bibliothèques, Documentation, Musées ».

Le fait que l’expression « correspondant à l’une des spécialités » est précédée d’une virgule a permis de l’appliquer aux deux types de diplômes mentionnés (« baccalauréat ou (…) diplôme homologué au niveau IV » d’une part, « qualification reconnue comme équivalente » d’autre part. C’est l’interprétation du ministère de l’Intérieur et des centres de gestion de la fonction publique territoriale. Un comité technique a indiqué que tous les titulaires d'un baccalauréat relevaient de la commission d'équivalence siégeant auprès du CNFPT,  à l'exception de la série L dans la spécialité Histoire de l’art(8). C'est cette information qui a été communiquée aux candidats par les centres de gestion

Pour les associations professionnelles et la plupart des candidats, n’importe quel type de baccalauréat doit permettre d’accéder au concours, comme c’était le cas depuis 1992. Sans virgule, une telle interprétation serait impossible. Mais il se trouve qu’elle a été mise à dessein. L’ABF a été alertée par de nombreux courriers et posts sur Agorabib(9) de candidats se voyant refuser leur inscription au concours ou invités à transmettre leur dossier à une commission d’équivalence. Elle a saisi l’Union nationale des Centres gestion, le CNFPT et la Direction générale des collectivités territoriales du ministère de l’Intérieur et publié un communiqué(10).

Anne Verneuil, présidente de l’ABF, a écrit à cette dernière le 9 novembre 2013 en mentionnant le soutien de huit autres associations(11) ainsi que de l’IABD (Interassociation archives bibliothèques documentation). Une délégation interassociative a été reçue le 18 novembre 2013 par le sous-directeur général des collectivités territoriales, en présence du CNFPT. La question va être étudiée. Affaire à suivre...


Notes

(1) Dominique Lahary, « CAFB : mort et transfiguration ? » in : Note d’information de l’ABF n°66, octobre 1992. En ligne : http://www.lahary.fr/pro/1992/cafb.htm.

(2)  Dominique Lahary, « 1988-1992 : La bataille des statuts », Bibliothèque(s) no28, juin 2006. En ligne : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/59091-28-special-l-abf-a-100-ans.pdf#page=96.

(3) Les conservateurs sont formés à l’Enssib située à Villeurbanne (Rhône)..

(4) [Dominique Lahary], Lettre retrouvée, http://sosbibli.free.fr/archives2003/persan.htm. Le site Sosbibli (http://sosbibli.free.fr) a été créé pour héberger l’Appel pour une révision des textes des concours que j’ai lancé en 1999 avec le soutien de l’ABF et l’ADBDP.

(5) Dominique Lahary, « Du profil de poste au métier, 2. Le métier : discours et méthodes », in Bulletin d’informations de l’ABF n°164, 1994. En ligne : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/43886-du-profil-de-poste-au-metier.pdf.

(6) Lahary, Dominique, « Vie et aventures du millefeuille statutaire », BBF, 2010, n° 2, p. 13. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2010-02-0013-003.

(7) 5 jours pour former un bibliothécaire : qui dit mieux ?, communiqué ABF-ADBDP-ADBGV, 21 novembre 2007. En ligne : http://www.adbdp.asso.fr/spip.php?article801.

(8) Groupe Technique Filière culturelle, Cadre d’emplois des ACPB,Communiqué à l’attention des candidats aux concours externes d’assistant de conservation et d’assistant deconservation principal de 2ème classe, sans lieu ni date, http://www.cdg69.fr/documents/divers/Fili%C3%A8re%20culturelle.pdf.

(9)  http://www.agorabib.fr/index.php/topic/133-demande-d%C3%A9quivalence-assistant-principal-de-conservation/

(10)  http://www.abf.asso.fr/2/128/343/ABF/concours-externe-d-assistant-territorial-de-conservation-du-patrimoine-une-interpretation-absurde-condamnee-par-labf.

(11) L’AAF (Association des archivistes français), l’ADBDP (Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt), l’ADBS (Association des professionnels de l’information et de la documentation), l’ACIM (Association de coopération des professionnels de l’information musicale), l’ADDNB (Association pour le développement des documents numériques en bibliothèque), INTERDOC (Association des documentalistes de collectivités territoriales), l’ADBGV (Association des directeurs de bibliothèques municipales et des groupements intercommunaux des villes de France) et l’AGCCPF (Association générale des conservateurs des collections publiques de France).


Sommaire de ce numéro


   Publié en ligne par Dominique Lahary
   Adresse de ce document : http://www.lahary.fr/pro/2014/BIBLIOtheques73-laffairedelavirgule.htm
   Page d'accueil professionnelle : http://www.lahary.fr/pro

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