Dominique Lahary
« For sex, see librarian »[1] :
du guichet d’accueil au site web, du renseignement bibliographique
aux réseaux sociaux : vers la désintermédiation ?
Mai-juillet 2017

Ce texte a été écrit pour un ouvrage sur 50 ans de numérique en bibliothèque dont le projet a été suspendu. Il a bénéficié de la relecture attentive d’Yves Desrichard. J’ai pour ma part trouvé intérêt à traiter de la question essentielle de la désintermédiation. non comme cela m’est naturel dans l’accès aux ressources primaires, mais en ce qui concerne l’information secondaire.

L’histoire de la terre nous enseigne que celle-ci a connu cinq épisodes d’extinction massive des espèces animales et végétales, de la fin de l’ordovicien à celle du crétacé… à moins que nous ne soyons en pleine sixième extinction à l’heure de l’anthropocène. En matière de renseignement aux usagers des bibliothèques, 50 ans d’informatisation puis d’expansion numérique pourraient bien avoir entraîné non pas 5 ou 6 mais 7 phases de désintermédiation.

Du catalogue sur fiches aux booktubeuses, les sept désintermédiations

A l’origine, l’accès des usagers aux collections est indirect. Généralement, il faut pour obtenir la communication d’un ouvrage consulter un catalogue sur fiches et remplir un bulletin. Le mot de « médiation » n’existe pas encore, mais on imagine que le personnel en contact avec le public est susceptible d’aider le lecteur dans ses recherches, à condition qu’il soit qualifié pour cela.

Puis vient, dans les années soixante-dix, le libre accès, qui va se généraliser dans les bibliothèques comme dans les épiceries. L’usager peut alors évoluer dans l’ordre du savoir, matérialisé par l’utilisation d’un classement des ouvrages par sujet (botanique, histoire de France) ou par genre (roman, bandes dessinées), à supposer qu’il s’y retrouve, ce qu’il fait en se créant ses propres repères. Le bibliothécaire est libéré d’une partie des demandes, puisque le lecteur se débrouille tout seul et va se servir directement dans les rayonnages. Malgré tout, le renseignement à l’usager demeure, d’une part pour l’aider à s’orienter dans les rayons, d’autre part pour lui faire des suggestions de lectures ou analyser ses besoins et les traduire en termes de documents à acquérir, à prêter ou à consulter.

Ces services sont rendus, dans les plus petites bibliothèques, au bureau de prêt, qui sert également pour les inscriptions et les renseignements. Quand les locaux et les effectifs le permettent, on identifie un bureau de renseignement spécifique, pour la bibliothèque ou pour la section de bibliothèque. En outre, le bibliothécaire établit, grâce à sa connaissance des répertoires et des normes,  des listes bibliographiques. La plus banale et la plus courante est la liste des nouvelles acquisitions, distribuée sous forme imprimée par des moyens de reprographie plus ou moins frustes. On rencontre également dans une partie des bibliothèques des bibliographies établies à l’initiative du bibliothécaire et de celles qu’il établit pour les besoins d’usagers spécifiques.

Par le développement du libre accès, le public a conquis une autonomie auparavant inconnue. Et pourtant, l’informatique ne s’est pas encore introduite dans les bibliothèques, du moins dans la plupart d’entre elles, et on ne peut encore imaginer à quel point cette autonomie est appelée à se développer.

Ce fut la première désintermédiation

L’informatique s’introduit d’abord dans la gestion des catalogues, puis du prêt. L’usager voit les meubles à fiches disparaître au profit d’écrans pour la consultation du catalogue. On peut alors le consulter sur place uniquement, sur des terminaux passifs. Dans une certaine mesure, les possibilités de recherche sont plus puissantes, une automatisation dont profitent directement les usagers. Ils vont s’en emparer progressivement, même si, dans un premier temps, la suppression des catalogues sur fiches a pu désarçonner le public qui y était habitué. Le maniement du clavier, autrefois l’apanage des dactylos formées pour cela, va s’imposer comme pratique commune. La recherche documentaire va se répandre dans le public, stimulée par l’amélioration progressive des logiciels de gestion de bibliothèque, et notamment des interfaces de recherche dans le catalogue.

Ce fut la seconde désintermédiation

L’automatisation[2] va progressivement, avec l’amélioration des logiciels, permettre au bibliothécaire de produire automatiquement, sur requête, des listes ou des bibliographies. Les logiciels de traitement de texte s’introduisant eux aussi progressivement dans les services avec l’arrivée des micro-ordinateurs[3], une mise en forme peut s’ensuivre, pour l’affichage ou pour l’impression.

Cependant cette automatisation au service du bibliothécaire… va dépasser celui-ci. Vont apparaître sur le marché des logiciels de bibliographie qui permettront à tout un chacun, et d’abord les chercheurs, de se fabriquer leurs propres listes. Ces logiciels, propriétaires comme EndNote ou libres comme BibTex ou Zotero, pour citer les plus connus, permettent d’importer des références provenant de différentes sources et de les mettre en forme. L’usager, ici essentiellement chercheur ou étudiant, effectue alors un travail qui était auparavant l’apanage du bibliothécaire ou du documentaliste, situation à ce point acceptée que des catalogues de bibliothèques en ligne vont proposer des interfaces vers ces logiciels.

Ce fut la troisième désintermédiation

Les catalogues en ligne, que les bibliothécaires vont désigner sous le terme opaque d’OPAC, ne vont pas surgir brutalement avec l’apparition du web au début des années 1990. Au début, leur technologie est d’ailleurs incompatible avec le mode graphique du web. C’est d’ailleurs en mode vidéotex qu’à partir de la fin des années 1980 les usagers disposant d’un Minitel vont pouvoir pour la première fois consulter à distance un certain nombre de catalogues de bibliothèque. Puis vont se mettre en place des accès sur Internet par Telnet, protocole qui reproduit sur l’écran graphique du navigateur  le terminal en mode texte. Ces catalogues en ligne demeurent rares et de consultation peu commode pour le public.

Ce n’est que progressivement - à partir du milieu des années 1990[4] -,  que les éditeurs de SIGB mettent en place des passerelles web et que les collectivités territoriales commencent à mettre en ligne les catalogues de leurs bibliothèques. Grâce au réseau Renater, les BU les ont sans conteste précédées.

L’amélioration progressive de la convivialité de ces OPAC popularise les catalogues en ligne. Avec les services associés que sont la réservation et la prolongation d’ouvrages en prêt, ils participent des services en ligne qui envahissent progressivement tous les aspects de la vie quotidienne. L’usager peut naviguer d’un catalogue à l’autre pour faire son choix, et ce d’autant plus facilement qu’un nombre croissant de catalogues sont fédérés dans des catalogues collectifs.

Ce fut la quatrième désintermédiation

Avec la généralisation progressive de l’usage du web par le grand public au tournant du siècle, les librairies en ligne font leur apparition. Elle s’imposent rapidement comme les premiers services de références bibliographiques utilisés par le grand public[5], bien avant les catalogues de bibliothèques, y compris celui de la BnF, ne serait-ce que parce que ces derniers seront longtemps cantonnés (et le demeurent encore pour la plupart) dans le « web profond » : en recherchant dans le web par les éléments de référence d’un livre (auteur et/ou titre par exemple), les catalogues de bibliothèques sont muets, là où les bases des librairies répondent.

Ce fut la cinquième désintermédiation

Les usages du web, dont le fonctionnement premier reposait sur le modèle diffuseur-récepteur, se diversifient dans la seconde moitié des années 2000 avec le « web 2.0. », qui permet aux internautes de poster des commentaires et des contenus. Dans le domaine de la lecture, deux phénomènes se développent : les blogs et les communautés de lecteurs. Les premiers, la plupart du temps individuels, permettent l’émergence d’experts dans tel ou tel domaine. Les seconds reposent sur l’intelligence collective et le partage des analyses et des avis. Ils sont coopératifs ou privés (comme Babelio ou Libfly). Des sociétés privées proposent leurs services aux bibliothèques, intégrant alors les avis de leurs usagers dans une base commune dont ils restent propriétaires. Des deux côtés, par des coopérateurs ou par des entreprises privées, les bibliothèques sont en partie mises hors jeu : à la prescription assurée par les bibliothécaires se substitue désormais la prescription partagée.

Ce fut la sixième désintermédiation

A mesure que les réseaux sociaux généralistes ou spécialisés se développent dans les années 2000, d’autres acteurs vont intervenir, non par l’écrit mais par l’oralité. Ainsi, le phénomène des vidéos sur internet, qui permet à de jeunes passionnés d’un sujet futile ou profond de bâtir d’inimaginables célébrités, a gagné au début des années 2010 le domaine de la lecture, sous le nom de « booktubeur », par contraction entre « book » et « youtubeur », la plateforme de vidéo en ligne Youtube étant de loin la plus utilisée. C’est une nouvelle prise en main, non plus par la masse des usagers, mais par de nouveaux médiateurs qui accumulent les suiveurs.

Ce fut la septième désintermédiation

Le cas des périodiques imprimés

En bibliothèque, la désintermédiation ne se limite à celle concernant l’accès aux monographies imprimées. En matière de documentation textuelle, le phénomène concerne aussi les périodiques, imprimés ou en ligne, ces derniers étant progressivement  devenus prépondérants dans le domaine de la documentation scientifique[6].

Le dépouillement des articles issus des périodiques imprimés était souvent effectué dans chaque bibliothèque qui en avait le temps et les moyens, et prenait parfois la forme physique de dossiers documentaires rassemblés dans des chemises ou des cartons d’archives[7], composés d’articles découpés ou de photocopies. Les bases commerciales de dépouillement, parfois très anciennes dans certains domaines scientifiques[8], se sont développées pour la presse généraliste et grand public dans les années 1980 et 1990, avec par exemple la base IndexPresse. Des dépouillements partagés entre plusieurs bibliothèques ont aussi vu le jour, comme par exemple CD-RAP, tandis que l’Inist développait des produits bibliographiques généralistes, Pascal et Francis.

En 2017, IndexPresse et CD-RAP poursuivent leur activité, même si le grand public  se sert volontiers de moteurs généralistes pour identifier des publications qui l’intéresse et, de préférence, y accéder directement en ligne.

Ainsi, les deux types de désintermédiation évoqués à propos des livres imprimés, celle opérée par des entreprises privées ou des institutions et celle mettant à l’œuvre le public lui-même, se retrouvent en raccourci dans le domaine des périodiques.

L’Empire contre-attaque ? La réintermédiation non présentielle

Prenant acte de ce que la désintermédiation, destinée à faciliter par les publics l’usage des bibliothèques, de leurs services et de leurs collections, passe par le web, et maintenant par les applications sur smartphones et tablettes, les bibliothécaires se sont emparés de ces outils pour se replacer en situation d’intermédiaire, avec des fortunes diverses.

Les listes de signets

La première réponse a été de développer des listes de signets et de les mettre à disposition des usagers sur place, puis, au fur et à mesure de la mise en ligne de sites de bibliothèques, à distance. Cette démarche se concevait en ce qu’elle prolongeait sur le web le rôle de sélection et de qualification qui peut être celui des bibliothécaires par rapport aux ressources auxquels ils donnent accès[9]. Elle se présenta le plus souvent sous forme de listes ordonnées par thèmes. On retrouvait la même logique que dans toute bibliographie : listes simplement signalétiques (qui fournissait les liens) ou listes analytiques, avec commentaires. Ces « sitothèques », comme on les appelait souvent, étaient parfois intégrées au catalogue local, notamment par l’intermédiaire de la zone 856 du format UNIMARC, issue des MARC anglo-saxons, destinée à signaler l’adresse d’une ressource en ligne.

Le manque d’appétence du public comme la lourdeur de la tâche a progressivement fait abandonner ces listes gérées établissement par établissement. On pouvait penser que la solution résiderait dans la coopération (la plateforme collaborative del-ici-us fut un temps prisée par les bibliothèques) ou que les établissements nationaux pouvaient travailler pour les autres. Cependant, même les listes élaborées par la BPI, et les fameux « Signets de la BnF », ont désormais disparus. Ce reflux, malgré la persistance ça et là d’exemples d’utilisations de la plateforme Netvibes par des bibliothèques, est concomitant de la disparition des annuaires ou répertoires de sites qui constituaient, dans les années 1990, une voie d’accès aux ressources du web qui semblait aussi majeure que les moteurs de recherche, et dont Yahoo fut un leader incontesté[10]. Cette désaffection des internautes pour une recherche systématique, s’appuyant sur une sélection préalable, au profit des moteurs de recherche, montre que les usages se sont massivement écartés de la logique des langages documentaires précoordonnés, au profit de la post-coordination que permet la suggestion de recherches associées. C’est la première mutation radicale : en s’emparant même inconsciemment des techniques documentaires, les utilisateurs finaux font un choix qui s’éloigne définitivement de ceux qui prévalaient auparavant chez les bibliothécaires et les documentalistes.

L’autre fracture concerne encore les professionnels. Une partie d’entre eux a cru appréhender le web comme leurs collections, faisant ce qu’ils avaient l’habitude de faire (sélectionner, décrire, au besoin commenter). Cette tentative, qui leur a permis dans une phase transitoire de s’approprier ce nouvel espace d’information, a révélé une incompréhension devant un changement de paradigme : on ne « catalogue » pas le web, cet espace d’information incommensurable et en constant renouvellement, la tâche est impossible, la maîtrise des contenus est impossible. Mieux vaut apprendre à en faire bon usage. Maîtriser la démarche de recherche, savoir évaluer les résultats : voilà deux compétences qui, loin de concerner les seuls professionnels de l’information et de la documentation, sont plus que jamais utiles à tous – et les bibliothécaires peuvent contribuer à transmettre ces compétences.

Les services de questions-réponses

Nés aux Etats-Unis sous le nom de « Ask a librarian », les services de questions-réponses proposés en ligne par les bibliothécaires peuvent passer pour l’équivalent de ce qu’un usager pouvait obtenir en s’adressant à un bureau de renseignement ou à un service de référence. En France, c’est dès 1974 que la BPI lance un service de réponses par téléphone, appelé en interne RADIS (réponses à distance) puis Public-info et, dans les années 1980, la bibliothèque centrale de Saône-et-Loire lance un service de télédocumentation par voie postale. Après le RADIS de la BPI, la ville de Lyon s’est dotée d’un tel service, sous le nom des Guichet du savoir, dès 2004. Cependant, un tel service n’était pas à la portée de toutes les bibliothèques. C’est pourquoi on a vu naître d’une part Biblio Sésame, service coordonné par la BPI à partir de 2006 et réunissant des bibliothèques publiques, puis Ruedesfacs qui, a partir de 2009, a rassemblé 25 bibliothèques universitaires et de recherche d’Île-de-France[11]. En 2017, le Guichet du savoir existe toujours, Ruedesfacs a disparu, et Bibliosesame est devenu Eurekoi, évolutions hétérogènes qui témoignent de ce que ce type de service ne rencontre pas toujours son public.

Glissements progressifs des acteurs et des objets de la référence

Au cours de ces 50 dernières années, nous avons vu l’objet même des références produites et recherchées se déplacer :

  •         de la collection de la bibliothèque à celles des autres bibliothèques (du même réseau, de la même discipline, du même territoire, du monde entier) ;

  •         des collections de bibliothèque aux sources quelconques d’approvisionnement, de la librairie aux ressources disponibles en ligne, gratuitement ou non ;

  •         des documents aux contenus eux-mêmes, des œuvres aux informations.

L’âge de l’informatisation

L’informatique, dans ces glissements successifs, joue un rôle majeur en diversifiant progressivement les opérateurs : ce sont d’abord les informaticiens seuls, puis les bibliothécaires, puis les éditeurs de logiciels et de plateformes, enfin les usagers eux-mêmes.

C’est que la matière traitée automatiquement évolue elle aussi. A l’origine calculatrice, l’informatique va concerner presque exclusivement, puis principalement, des années 1960 aux années 1990, la gestion. Dans le domaine des bibliothèques, il s’agira de gérer les informations secondaires sur les documents (les données catalographiques),  les usagers et les opérations de prêt. C’est ce qu’on appelle l’informatisation.

Dans un premier temps, chaque bibliothèque informatisée ne gère que ses propres données, puis, des réseaux télématiques permettent des gestions communes à un ensemble de bibliothèques. Cependant, les consultations à distance sont malaisées et, par exemple, l’imprimé est encore indispensable pour consulter la liste des livres disponibles, ou ceux de la Bibliothèque nationale

Puis se répandent les CD-ROM bibliographiques, utilisés par les bibliothécaires pour récupérer des notices pour leurs propres catalogues. Plus rarement, ils peuvent être mis à la disposition du public.

Dans les années 1990, le déploiement progressif d’Internet démultiplie les accès aux catalogues, y compris de catalogues collectifs ou fédérés. La référence s’étale partout, on parle de la « bibliothécarisation du monde ». Il devient facile de localiser et, pour l’identification, les sites commerciaux écrasent la concurrence.

L’âge du numérique

Parallèlement, une toute autre histoire commence, celle de l’informatique comme média, comme support de contenus Désormais, il ne s’agit plus de ce qu’on appelait l’information secondaire, mais de l’information primaire. Du texte, de ‘image, du son.

C’est dans ce contexte que se développent les bases ou banques de données, réservoirs d’informations factuelles ou numériques. Avant l’apparition du web, on y accède par des réseaux télématiques tels que Transpac ou Télétel, la numérisation progressive du réseau téléphonique étendant les possibilités d’accès. Seul un nombre limité de bibliothèques publiques sont en capacité d’accéder à ces réseaux et à ces bases et de développer à partir de ceux-ci de véritables services aux usagers. Dans les bibliothèques de l’enseignement supérieur, la situation est différente, et la brochure ministérielle régulièrement rééditée et mise à jour témoigne de l‘intérêt porté à ces sources d’information[12].

Des bases de données sont cependant un temps diffusées sur CD-ROM, avec l’inconvénient de la lourdeur des mises à jour, quand elles existent, avant que la généralisation du web ne fasse quasiment disparaître ce support pour ce type de contenus.

Mais bientôt, ce sont les articles, puis les livres qui vont être numériques. Ils l’étaient d’ailleurs tous depuis longtemps de naissance, mais la chaîne numérique était rompue chez l’imprimeur et nul de songeait à archiver le texte, pourtant souvent fourni par l’auteur sous former de fichier. Désormais, toute information produite numériquement va le demeurer, soit comme archive, soit pour permettre une double publication physique et numérique, soit pour une diffusion purement numérique.

La recherche documentaire, soit sur le web en libre accès, soit par l’intermédiaire de l’interrogation sur le web de bases de données accessibles à tous ou sur code d’accès, va pouvoir se faire directement dans les documents eux-mêmes, ce que les anglophones dénomment « search inside the book ».

Les références n’ont pas disparue. Renommées « métadonnées », elles facilitent les accès,  mais ont perdu leur monopole : on peut désormais chercher sans maîtriser un langage documentaire.

De la bibliographie à l’information

Quand le ver informatique s’est introduit dans le fruit bibliothèque, la bibliothéconomie comprenait une discipline reine : la bibliographie. Marie-Noëlle Malclès, dans son Manuel de bibliographie paru en 1969[13], reprend en la développant la définition de Charles-Victor Langlois datant de 1896[14] : « La bibliographie est cette partie de la science des livres qui traite des répertoires et fournit les moyens de se procurer des renseignements sur les sources ».

Présentant le rôle de la bibliographie dans les « services publics de prêt et d’information », elle indique que celle-ci permet de « rectifier les bulletins de demandes ou […] les compléter »[15] et de répondre aux usagers quand on est « consulté sur la bibliographie fondamentale d’un sujet ». Elle note enfin que la bibliographie est « l’auxiliaire de la recherche érudite ».

Dans son Guide de bibliographie générale paru en 1983[16], Marcelle Beaudiquez abandonne la référence au seul livre imprimé et estime que « faire de la bibliographie […] c’est apprendre à utiliser des répertoires bibliographiques à des fins quotidiennes ». Dès 1974, elle présentait ainsi son guide Ouvrages de référence pour les bibliothèques publiques, écrit en collaboration avec Anne Ben Khemis[17] : « Dans les pays anglo-saxons, la bibliothèque publique joue le rôle d’un véritable service de renseignement à l’usage de toutes les catégories d’utilisateurs […]. Comme nos collègues anglo-saxons nous pensons que, dans la bibliothèque, l’usager doit trouver non seulement une documentation générale mais aussi un ensemble de renseignements précis, immédiats et pratiques ».

Dans l’édition de 1995 de cet ouvrage, paru sous la direction de Marcelle Beaudiquez et Annie Bethery[18], les auteurs vont plus loin : « C’est en 1974 que Marcelle Beaudiquez et Anne Ben Khemis publiaient la 1e éd de ce guide sous le titre Ouvrages de références pour bibliothèques publiques : répertoire bibliographique. Leur ambition était alors, à partir de l’exemple anglo-saxon, d’impulser dans les bibliothèques la création de services de référence et d’ajouter ainsi à la mission traditionnelle de ces établissements (fournir des documents) une nouvelle mission : répondre à toute demande d’information des utilisateurs. En vingt ans la situation a considérablement évolué : le service de référence n’en est plus au stade expérimental : il est maintenant très largement implanté, surtout dans les nouvelles bibliothèques ou médiathèques[19]. »

De leur côté, Jean-Claude Utard et Danièle Prévoteau, dans leur Manuel de bibliographie générale paru en 1995[20], notent que « depuis les années soixante-dix, ce mot de bibliographie, pour désigner la recherche d’une information, a été petit à petit détrôné par l’expression, plus moderne et à connotation informatique, de "recherche documentaire". Ils font d’abord référence, pour justifier ce glissement, à la multiplication des « microformes et documents audiovisuels, micro-ordinateurs et lecteurs de CD-ROM » à quoi ils ajouteront « DVD et enfin interrogation d’Internet et de documents numérisés » dans leur édition de 2005[21].

Quant à l’Association des bibliothécaires de France (ABF), qui dispense une formation élémentaire dans un certain nombre de centres régionaux[22], elle écrit en 2010[23] : « Le développement des bibliothèques de lecture publique, l'importance croissante de leurs missions d'information ainsi que de la médiation dans l'accès à cette information, ont profondément modifié l'enseignement de la bibliographie dispensé naguère, et ont conduit l'ABF à la remplacer par une formation intitulée "renseignements aux usagers". Ce terme parait, en effet, plus parlant et mieux adapté aux nouveaux besoins ». Enfin, en 1996, Bertrand Calenge, opposant processus de distribution et processus de service, définit ainsi ce dernier : « L'objectif du service n'est pas tant de fournir un document disponible que de produire une information utile »[24].

Par ces glissements successifs, on voit qu’une discipline conçue au départ pour fournir les références de livres, éventuellement d’articles de périodiques, aboutit à la nécessité de fournir ou de donner accès à l’information elle-même. Est-ce nouveau, est-ce consubstantiel à l’informatique ? Aucunement. Dans l’anonymat de leurs bureaux de renseignement, bien des bibliothécaires ont évidemment depuis longtemps répondu oralement à des demandes d’informations sans se contenter de renvoyer à des documents. Cependant, c’est bien le passage de l’informatique de gestion à l’informatique de contenu, de l’informatisation au numérique, qui a permis d’accéder directement à l’information primaire. Le paradoxe est que dans le même temps cette accessibilité s’est étendu à tout un chacun, privant les bibliothécaires d’un rôle obligé d’intermédiaire,  et les conduisant à repositionner leur rôle.

Pourtant, force est de constater que les bibliothèques françaises, et notamment les bibliothèques publiques, se sont construites sur une culture des œuvres plus que de l’information. La formule introduite dans l’édition de 1994 du Manifeste de l’Unesco pour la bibliothèque publique (celle-ci « est le centre local d'information qui met facilement à la disposition de ses usagers les connaissances et les informations de toute sorte ») répond  une tradition plus ancienne en pays anglo-saxon. Il est significatif que les formats MARC anglo-saxons, aujourd’hui fusionnés dans MARC21, comportent, au côté des données bibliographiques et des autorités, un format de community information, c’est-à-dire d’informations pratiques locales qui sont donc accessibles par les OPAC.

C’est le service de référence (reference library) qui constitue le fleuron de cette tradition, incarné dans la spécialisation professionnelle de reference librarian. Bien peu ont été véritablement organisés en France, du moins dans les bibliothèques publiques. Sa seule mention dans le Bulletin d’informations de l’ABF se trouve dans un numéro de 1992, au sein d’un dossier sur les bibliothèques spécialisées[25]. De son coté, l’Institut de formation des bibliothécaires, qui a depuis été absorbé par l’Enssib, publiait en 1996 une boîte à outils sur le sujet où l’on peut lire cette prescription, « organiser ses ressources propres davantage en fonction de l’information telle qu’elle est recherchée par les usagers que des documents »[26].

Quelle(s) désintermédiation(s) ?

Cette désintermédiation de la référence a un pendant, la « désintermédiation de l’accès aux contenus eux-mêmes. Cependant, le mot n’est sans doute pas le bon. Dans les deux cas, il s’agit plutôt d’une « disintermédiation[27] » : non pas l’abolition des intermédiaires mais le changement d’intermédiaires. Ceux-ci, même si l’usager a l’impression d’avoir la main, sont de plus en plus les grands opérateurs mondiaux de l’accès et des plateformes de réseaux sociaux, dont une partie sont les géants économiques d’aujourd’hui, ceux qu’on appelle les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon).

Trouver sa place, refonder son utilité dans un paysage où de nouveaux intermédiaires se sont imposés, voilà le défi posé aux bibliothèques. Pour peu qu’elles ne cherchent pas à reconstituer le monde ancien, elles peuvent y parvenir en se présentant, ce qui est d’utilité publique, comme facilitateurs et pédagogues, à la fois dans les services en ligne et dans leur présence physique à la disposition des usagers dans les bibliothèques[28]. Derrière les outils informatiques et grâce à eux, ce sont des êtres humains, et non des machines, qui rendent service à d’autres êtres humains.



[1] « Que l'on ne se méprenne pas : ce renvoi - For sex, see librarian -, qui a figuré longtemps au fichier matière de nombreuses bibliothèques publiques américaines, ne signifiait pas que le lecteur pouvait trouver auprès du (ou de la) bibliothécaire - selon ses goûts - un service que la morale réprouverait. Non, il signifiait plus prosaïquement que les livres concernant le sexe, au lieu d'être en accès libre comme tous les autres, se trouvaient soigneusement regroupés, voire cachés dans le bureau du bibliothécaire. Soit que le bibliothécaire s'en réservât l'usage, soit plus probablement que, ne voulant pas corrompre ses lecteurs, seul ledit bibliothécaire s'arrogeât le droit d'en autoriser la consultation ou le prêt » : in : Lapellerie, François, For sex, see librarian, censure et bibliothèques aux États-Unis, Bulletin des bibliothèques de France, 1994, n° 6, p. 46-52.

[2] Bientôt qualifiée d’« informatisation ».

[3] Les logiciels de bibliothèques de première génération ne fonctionnaient qu’avec des terminaux passifs.

[4] avec, on l’oublie, des réticences qui subsistèrent longtemps de la part de bibliothécaires ou d’informaticiens trouvant le protocole HTTP trop fruste pour gérer avec finesse la recherche documentaire.

[5] Ce sera longtemps le cas du service 36 15 ELECTRE du Cercle de la librairie, même s’il ne permettait pas l’achat d’ouvrages par les particuliers.

[6] Il faudrait naturellement évoquer la documentation musicale et cinématographique, pour lesquels des phénomènes comparables peuvent être observés. Voir dans cet ouvrage le chapitre : ?

[7] Ainsi du célèbre service BPI-Doc qui fut un temps transformé en base accessible sur le web.

[8] Les Chemical abstracts pour les périodiques de chimie sont apparus en 1907.

[9] Il y a eu aussi, dans quelques bibliothèques, la tentative de ne donner accès sur place qu’à une fraction sélectionnée du web. Cette démarche, qui reproduisait la fonction sélective des bibliothèques physiques, a tourné court devant l’incompréhension du public.

[10] Yahoo a fermé en 2014 l’annuaire qu’il avait créé en 1994.

[11] Mettons à part l’utile service de questions-réponses de l’Enssib, qui ne concerne que les professionnels des bibliothèques et de la documentation.

[12] Des bases de données pour les étudiants, les enseignants et les chercheurs, 1e édition en 1985, 8e et dernière édition en 1998.

[13] Marie-Noëlle Malclès, Manuel de bibliographie, 2e éd. entièrement refondue et mise à jour, PUF, 1969.

[14] Charles-Victor Langlois, Manuel de bibliographie historique, Hachette, 1896.

[15] Nous sommes alors dans un modèle dominant d’accès indirect du public aux collections.

[16] Marcelle Beaudiquez, Guide de bibliographie générale : méthodologie et pratique, K.-C. Saur, 1983

[17] Marcelle Beaudiquez et Anne Ben Khemis, Ouvrages de référence pour les bibliothèques publiques : répertoire bibliographique, Cercle de la librairie, 1974.

[18] Marcelle Beaudiquez et Annie Béthery, dir., Ouvrages de référence pour les bibliothèques: répertoire bibliographique, Éd. du Cercle de la librairie, 1995, Collection Bibliothèques.

[19] Il est permis de rester perplexe devant cette assertion, qu’aucune donnée chiffrée ou factuelle ne vient étayer.

[20] Marie-Hélène  Prévoteau et Jean-Claude Utard, Manuel de bibliographie générale, Cercle de la Librairie, 1995.

[21] Marie-Hélène  Prévoteau et Jean-Claude Utard, Manuel de bibliographie générale, nouv. éd., Cercle de la Librairie, 2005.

[22] Après une préfiguration dès 1938, cette formation a été dispensée continûment depuis 1956.

[23] Renseignements aux usagers : informer et rechercher, le bibliothécaire au service du lecteur : manuel à l'usage des bibliothécaires et futurs bibliothécaires, Association des bibliothécaires français, 2005. La même phrase figure dans l’édition suivante publiée en 2010 sous le titre Informer et rechercher  le bibliothécaire au service du lecteur : manuel.

[24] Bertrand Calenge, Accueillir, orienter, informer, Cercle de la librairie, 1996. Il appliquera exactement ce précepte dans la création du service de télédocumentation de la bibliothèque centrale de prêt de Saône-et-Loire puis du « Guichet du savoir » de la bibliothèque municipale de Lyon, tous deux évoqués plus haut.

[25] Les services de référence : deux journées de réflexion ; compte rendu par Marie-Claude Barroche, in Bulletin d’information [de l’Association des bibliothécaires français ] n°154, 1er trimestre 1992.

[26] Florence Muet « La constitution des outils », in Corine Verry-Jolivet dir., Créer et gérer un service de référence, Institut de formation des bibliothécaires, 1996, collection La Boîte à outils.

[27] Comme nul ne l’ignore, « dis » est un préfixe qui indique, entre autre, l’idée de séparation.

[28] Jean-Philippe Accard a opportunément titré un de ses ouvrages : Les services de référence : du présentiel au virtuel, Cercle de la librairie, 2008, collection Bibliothèques.


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