Le troisième lieu, c’est politique ! par Dominique Lahary in La bibliothèque troisième lieu, Association des bibliothécaires de France, collection Médiathèmes, 2e édition, juin 2017 |
Surgi dans le Landernau bibliothéconomique français en 2009 par la grâce d’un mémoire d’étude de Mathilde Servet Servet(1) résumé sous forme d’article en 2010(2), avec le retentissement que l’on sait, le troisième lieu a pu rapidement passer pour un slogan, ou un programme, et s'est trouvé au pire réduit à des considérations d'architecture extérieure et intérieure mâtinées de conseils sur l'accueil humain. Cette représentation, symbolisée par le sofa, fleure bon une superficialité facile à mettre en pièce dès qu'on monte sur ses grands chevaux bibliothéconomiques. J'entends ici prendre un vigoureux contre-pied sur une base résolument politique.
Une problématique large de politique locale
Prenons pour commencer le « troisième lieu » pour ce qu'il est : un concept sociologique forgé par le sociologue américain Ray Oldenburg dans les années 1980 pour rendre compte de la fonction sociale d'un certain nombre d'espaces parmi lesquels on a, par la suite, rangé les bibliothèques. Un des intérêts du mémoire de Mathilde Servet est de synthétiser en français l’apport de Ray Oldenburg. Le champ d’étude de celui-ci est la ville américaine, avec son extension pavillonnaire tentaculaire et son manque de lieu favorisant le lien social. Oldenburg postule que des lieux neutres, ni foyer ni travail, sont nécessaires à la cohésion sociale. « Privés d’espaces publics en nombre suffisant, les individus ne fraient plus que dans leur milieu, les différentes classes sociales ne se mêlent plus ou trop peu. La ségrégation sociale se renforce et l’isolement devient plus difficilement surmontable » résume Mathilde Servet.
Il est certainement dommage qu’en France, ce soit surtout les bibliothécaires qui semblent s’être emparés de ce concept(3) alors qu’il pourrait certainement inspirer l’ABF (association des barmans français), les ABF (architectes des bâtiments de France) ou plutôt tous les architectes d’espaces publics, les urbanistes, les designers de mobilier et les designers de service(4), les spécialistes de la politique de la ville et quantité de services municipaux ou intercommunaux ayant à s’intéresser à la façon dont les populations se débrouillent pour être quelque part quand ce n’est ni au travail, ni en classe, ni à domicile. Et cela commence sans doute par les cages d’escalier.
Certes, toutes ces professions, comme les bibliothécaires français avant 2009, mettent d’autres mots sur une chose qui n’est pas nouvelle : « espaces publics », « lien social », « vivre ensemble », « mixité sociale », « intergénérationnel »... Autant d’expressions servant tantôt à constater, tantôt à concevoir des actions, des programmes, des équipements publics.
Nous sommes là dans une problématique politique très large, touchant à la fois aux conditions d’épanouissement individuel et collectif et à la cohésion sociale. Des enjeux assurément majeurs, qui relèvent naturellement des politiques publiques locales, bien qu’une difficulté se présente. Les électeurs votent en effet en fonction de leur domicile, qui fonde la légitimité démocratique territoriale : c’est ce que le sociologue Jean Viard nomme la « démocratie du sommeil » (5). Or les populations se déploient, entre autres dans des troisièmes lieux, indépendamment des frontières des périmètres électoraux. Et ces troisièmes lieux, quand ils ne sont pas privés, relèvent sur un même territoire d’autorités diverses, y compris d’autorités éducatives.
Les bibliothèques sont des espaces publics parmi d’autres
Les mots et les statistiques permettent souvent de braquer la lumière crue d’un projecteur sur des phénomènes qui passent inaperçus sous le brouillard de l’évidence quotidienne. L’enquête, réalisée en 2005 à la demande du ministère de la Culture et de la communication par le Crédoc sur la fréquentation des bibliothèques publiques et rendue publique en 2006(6) et 2007(7), a enfin mis en chiffres une figure qui commençait à poindre dans des études réalisées dans un certain nombre de bibliothèques fréquentées, y compris le Haut-de-Jardin de la BnF et la BPI : le « séjourneur ».
S’appuyant sur une série d’enquêtes auprès d’un échantillon représentatif de la population, le Crédoc établissait ainsi que la proportion de non inscrits parmi les personnes fréquentant les bibliothèques représentaient 35% des inscrits en 1989 et 70% en 2005.
Certes ces non inscrits renvoient à des pratiques diverses et comprennent des bénéficiaires de prêts sur des cartes ne leur appartenant pas personnellement et des utilisateurs de la documentation disponible sur place, tandis que le séjourneur est ainsi désigné péjorativement parce qu’il n’utilise « même pas » les collections de la bibliothèque.
Mais la chose était définitivement entendue : on vient à la bibliothèque pour toutes sortes de raisons individuelles et collectives dont certaines n’ont qu’un rapport indirect, voire pas de rapport du tout, avec ce pour quoi les responsables politiques comme les personnels s’imaginent que sont faites les bibliothèques.
Les raisons les plus faciles à comprendre sont les tables et les chaises, ce que certains expriment péjorativement par l’expression « salle de permanence ». J’avais personnellement appelé en 2004 à l’apparition d’une « poltec » (politique des tables et des chaises ») pour compléter utilement la « poldoc » (politique documentaire) (8). C’est un service public tout ce qu’il y a de plus noble qui permet à des élèves, étudiants ou autres types de public de lire, étudier, travailler seul ou en groupe. Ils n’ont souvent aucun autre endroit pour ce faire et il n’est pas difficile de comprendre que c’est souvent en relation directe avec leurs conditions de logement.
Mieux, disposer d’un endroit public où travailler est une chance pour échapper aux multiples contraintes subies à la maison, notamment par les filles. Rappelons-nous que dans son magnifique essai paru en 1924 A Room of One's Ow(9), Virginia Woolf qui expliquait pourquoi les femmes avaient tant de difficulté à devenir écrivains et réclamait pour elles « une chambre à soi qu'elles peuvent fermer à clé afin de pouvoir écrire sans être dérangée par les membres de sa famille ». Plus modestement, un lieu ou étudier seul ou en groupe est un véritable outil d’émancipation.
Du travail au loisir indéterminé, au simple bien-être d’être là, la frontière est ténue. Et quand Françoise Danset est revenue enthousiaste d’une réunion satellite du congrès de l’IFLA 2005 sur le thème « La bibliothèque physique et après », elle écrivit un bref compte-rendu mentionnant la formule « la bibliothèque est le living room de la cité ». Alors webmestre de l’ADBDP, je m’empressai du publier ce court texte sur le site de cette association pour introduire en France ce qui allait se révéler comme le prodrome du « troisième lieu » (voir encadré).
Dans trois petits film réalisés par le Conseil général du Val d’Oise en 2008 pour le colloque La bibliothèque outil du lien social(10), des usagers expriment très simplement pourquoi ils fréquentent ces lieux. Il y a l’emprunt et la consultation sur place, bien sûr, mais aussi, justement, le lien social. Une véritable illustration du troisième lieu. A ceci près qu’y apparaît un élément qui n’y est pas traditionnellement rattaché : la bibliothèque peut aussi être accueillante pour les individus qui ne recherchent a priori aucun lien, aucun contact.
Le cas extrême, et intéressant à ce titre, est la fréquentation par les personnes sans domicile fixe, ce qui a fait l’objet d’un mémoire d’élève-conservateur(11) , d'une intervention dans un congrès de l'ABF(12) et d’une étude sociologique à la BPI(13). Je tiens l’ouvrage qui a été tiré de cette dernière comme le premier manuel de bibliothéconomie du troisième lieu, tant les constats et analyses qu’il contient sont applicables en dehors de la BPI et en dehors du cas des SDF.
C’est que nous sommes largement dans un impensé professionnel et que nous manquons à la fois d’études factuelles, d’outils d’analyse et de guides pour l’action. Mais la mesure la plus élémentaire consisterait à ce que toutes les bibliothèques comptent le nombre d’entrées, comme le suggère le Service du livre et de la lecture dans son formulaire annuel depuis 2004. Seul ce comptage permet de comparer les bibliothèques à d’autres équipements culturels, sportifs et marchands, mais aussi d'évaluer numériquement l’usage des lieux. Et l’on sait que selon les statistiques nationales réunies par le ministère de la Culture et de la communication, si les prêts de documents fléchissent depuis le début du siècle, la fréquentation, elle, ne fléchit que légèrement(14).
Les bibliothèques, outil des politiques locales
Quelle place les bibliothèques ont-elles dans les politiques publiques locales ? Elles sont souvent classées dans les politiques culturelles, ce qui n’a évidemment rien d’incongru. Ce sont bien en effet des équipements culturels, qui contribuent à diffuser et faire connaître des œuvres culturelles, ce sont des facilitatrices de pratiques culturelles pour chacun.
Mais les tables et les chaises évoquées plus haut, auxquelles on pourra adjoindre d’éventuelles actions d’aide aux devoirs, le travail de médiation du personnel et les ressources mises à disposition, sans oublier l’adaptation des horaires y compris de façon exceptionnelle lors des périodes de révision d’examen, nous conduisent directement aux politiques éducatives.
Il est déjà admis dans un certain nombre de collectivités que les fonctions multiformes d’espace public que remplissent les bibliothèques relèvent à l’évidence des politiques sociales et de la ville. Il n’est pas indifférent que dans la ville, le quartier, le village, existent des lieux où tout un chacun puisse trouver un havre, un épanouissement, du lien social, sans obligation de consommation et dans un cadre où le respect de chacun s’impose. Si utiles soient-ils, on ne peut pas compter seulement sur les cafés.
Suivant les localités, les troisièmes lieux possibles sont plus ou moins nombreux. Parfois il n’y a que la bibliothèque. Et celle-ci possède une caractéristique éminente : elle n’est dédiée à aucun public, spécialisée dans aucune activité particulière. Elle dé-segmente, dé-clive. C’est « le lien des liens », selon la formule de Robert Damien(15) développée par Michel Melot(16) .
C’est ainsi que le « troisième lieu », à propos des bibliothèques comme d’autres équipements ou espaces, peut devenir une politique, un programme. Puisque les gens s’emparent des bibliothèques, facilitons leurs usages pour autant qu’ils relèvent de l’intérêt public. Concevons les espaces, formons le personnel, recrutons-le même pour répondre aux besoins qui sont exprimés par les usagers.
Ce qui nous renvoie à une façon de concevoir les politiques publiques. Quand on a défini des objectifs, effectué une mise en oeuvre en mettant en place des équipements et/ou des services et procédé à une évaluation, on a le choix entre deux attitudes. Soit on considère que tout ce qui s’est passé et qui n’était pas prévu relève de l’insignifiant ou du détournement ; soit on tient compte des surprises que le public a provoquées, on apprend de lui et on se nourrit de ses pratiques pour reformuler une politique, repenser équipements et services.
Oui décidément, le « troisième lieu », c’est politique !
Notes
(1) Servet, Mathilde, Les bibliothèques troisième lieu, mémoire d’étude sous la dir. de Yves Desrichard, 2009, http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-21206..
(2) Servet, Mathilde, « Les bibliothèques troisième lieu », BBF, 2010, n° 4, http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2010-04-0057-001..
(3) On trouve cependant dans une acception souvent plus restreinte le terme de « tiers lieu » dans des démarches relatives à la ville, à la culture ou à l’innovation : http://movilab.org/index.php?title=D%C3%A9finition_des_Tiers_Lieux, http://www.zonesmutantes.com/2012/02/08/le-tiers-lieu-moteur-de-la-creativite-economique-sociale-et-culturelle/, http://www.zevillage.net/2010/07/07/les-tiers-lieux-espaces-de-travail-et-dechange-pour-stimuler-linnovation-et-la-creativite/, etc.
(4) Apparu à la fin du XXe siècle, le design de service s'intéresse à la fonctionnalité et à la forme des services du point de vue des clients et propose des méthodes pour les élaborer. Voir notamment le site http://www.designdeservices.org. Sur le blog Le Recueil factice a été publié en janvier 2016 un intéressant guide intitulé Le design thinking en bibliothèque : un kit pratique pour la conception de projets centrés sur les usagers, adapté d’un document anglophone de 2014 : a href= http://lrf-blog.com/design/ target="top">http://lrf-blog.com/design/).
(5) Viard, Jean, Éloge de la mobilité : Essai sur le capital temps libre et la valeur travail, Éd. de l’Aube, 2006. L’auteur est revenu sur cette notion dans de nombreux articles et entretiens, notamment "La démocratie du sommeil", Le journal du dimanche, 27 novembre 2010, http://www.lejdd.fr/Chroniques/Jean-Viard/La-chronique-de-Jean-Viard-dans-le-JDD-236536.
(6) Maresca, Bruno, "La fréquentation des bibliothèques publiques a doublé depuis 1989", Crédoc, Consommation et modes de vie n° 193, mai 2006, http://www.credoc.fr/pdf/4p/193.pdf.
(7) Maresca, Bruno, Les bibliothèques municipales en France après le tournant internet : attractivité, fréquentation et devenir, avec la collaboration de Christophe Evans et Françoise Gaudet, Paris, Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2007, coll. Études et recherches.
(8) "Bibliothèque et concurrence : par quel(s) bout(s) prendre la question ?" Intervention lors du colloque Publics : quelles attentes ? Bibliothèques : quelles concurrences ? organisé le 24 juin 2004 à la BnF par l'Observatoire permanent de la lecture publique à Paris et Médiadix, BnF, http://www.lahary.fr/pro/2005/concurrence-lahary.htm.
(9) Woolf, Virginia, Une chambre à soi, trad. Clara Malraux, éd. 10-18, 1996. Woolf, Virginia, Une pièce à soi, trad. Jean-Yves Cotté, Publie.net, coll. Publie papier, 2013, http://librairie.publie.net/fr/ebook/9782814596641/une-piece-a-soi.
(10) La bibliothèque espace public, trois films de 7 mn diffusés sur DVD et en ligne le web après avoir été projetés lors du colloque La bibliothèque outil du lien social organisé le 9 décembre 2008 à Villiers-le-Bel par le Conseil général du Val d’Oise, la communauté d’agglomération Val de France et l’association Cible 85, http://www.valdoise.fr/8283-lien-social.htm.
(11) Chevalier, Vincent, Les publics sans-abri en bibliothèque publique, mémoire d’étude, 2010, http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48190-les-publics-sans-abri-en-bibliotheque-publique.pdf.
(12) Anne-Marie Rouge, La bibliothèque et les SDF : une action de médiation en direction des personnes sans domicile fixe à la bibliothèque municipale de Lyon, congrès de l'ABF; Lyon, 6-8 juin 2013, http://www.abf.asso.fr/fichiers/file/ABF/congres/2013/anne_marie_rouge.pptx [diaporama].
(13) Serge Paugam et Giorgetti, Camilla, Des pauvres à la bibliothèque : Enquête au Centre Pompidou, PUF, 2013, coll. Le lien social.
(14) En 2014, une bibliothèque municipale ou intercommunale recevait en moyenne 217 visites pour 100 habitants (de 158 dans les collectivités de 2000 à 4999 habitants à 260 dans celles de plus de 10 000 habitants, ces chiffres qui avaient progressé de 2006 à 2011 étant en moyenne en légère diminution depuis ; Cf. Bibliothèques municipales, données d’activité 2014 : synthèse nationale, Ministre de la Culture et de la communication, 2016). En ligne : http://www.culturecommunication.gouv.fr/content/download/143501/1554166/version/3/file/enquete_annuelle_2014.pdf
(15) Robert Damien, "L’action culturelle en BDP, locomotive ou danseuse ?", Actes des journées d'étude de l'ADBDP, Agen, 12-14 novembre 2002, http://www.adbdp.asso.fr/spip.php?article467
(16) Michel Melot, La sagesse du bibliothécaire, Œil neuf, 2006 (Sagesse d'un métier)
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