BIBLIOthèque(s)   no100-101, Avril 2020
Revue de l'Association des bibliothécaires de France
 

Rurbique Et aussi... :
Laïcité, neutralité, parlons-en !
par Éric Binet et Dominique Lahary

La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.
Premier alinéa de l’article 1er de la Constitution de la République française

Depuis une loi du 21 avril 2016, la laïcité et la neutralité font explicitement partie des obligations des fonctionnaires. En janvier 2017 l’Inspection générale des bibliothèques a publié un rapport intitulé Laïcité et fait religieux dans les bibliothèques, coordonné par Françoise Legendre(1) . Quant à l’ABF, elle a participé à l’organisation d’une journée d’étude de la Bpi à Strasbourg en novembre 2018 sur le thème Les bibliothèques et les valeurs de la République(2) et exposé son point de vue sur la laïcité sous la signature de Sophie Rat dans la revue NVL en décembre 2018(3). En quoi les bibliothèques sont-elles concernées par ces questions ? Sont-elles nouvelles ? Cela vaut bien qu’on y revienne.

Genèse d’un principe

La laïcité n'est pas tombée du ciel un beau matin de décembre 1905, elle s'inscrit dans une histoire longue qu'il faut avoir en tête pour en comprendre le sens. Les relations entre pouvoir civil et religions organisées n'ont pas toujours été simples sur notre territoire avant que le vent de la Révolution n’aide à clarifier la place de chacun.

Un courant progressiste porté par les philosophes des Lumières et les encyclopédistes a contribué à une sécularisation progressive de la société française, notamment dans la gestion administrative, sociale, éducative. Elle promeut une idée fondamentale : les hommes ne sont plus les sujets d'un roi de droit divin mais deviennent des citoyens libres, ils s'appartiennent autant qu'à leur pays, leur liberté de conscience doit être absolue. Il a malheureusement fallu attendre la deuxième partie du XXe siècle pour que cette définition soit pleinement étendue aux femmes.

État-civil, mariage, éducation, santé... bien des domaines de la vie dépendaient jusqu’à la Révolution de la religion, principalement de l’Église catholique. Plus d'un siècle de tensions, d'avancées et de conflits seront nécessaires avant l'adoption des lois du 1er juillet 1901 qui organise le contrôle des congrégations et du 9 décembre 1905 qui prononce la séparation des églises et de l'État.

Cette dernière contient tous les éléments qui caractérisent ce qu'aujourd'hui nous appelons la laïcité (même si le mot « laïque » n’apparaîtra pour la première fois que dans le préambule de la constitution de 1946). Son article 1 proclame que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public ». L'article 2 commence par ces mots : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». C’est une loi de liberté et de séparation.

Si elle institue la neutralité des bâtiments publics par la non apposition de signe religieux, elle garantit le « libre exercice des cultes » de tous les citoyens y compris ceux privés de liberté (prisons, casernes, internats…) en prévoyant le financement de services d'aumônerie par les institutions publiques. Cette neutralité juridique ne s'adresse jamais au citoyen, il s'agit bien d'une loi de séparation des églises et de l'État comme l'indique le titre de la loi. Victor Hugo l’avait annoncé : « L'Église chez elle, l'État chez lui »(4).

La neutralité, un devoir pour les agents publics…

La Loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, précise dans son article 25 que « le fonctionnaire exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité. Dans l'exercice de ses fonctions, il est tenu à l'obligation de neutralité. Le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. A ce titre, il s'abstient notamment de manifester, dans l'exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses. Le fonctionnaire traite de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité. »

On voit bien ici que le principe de neutralité, dont la laïcité n’est qu’une des composantes, comprend deux éléments indissociables : l’égalité de traitement des usagers et la non manifestation de ses propres positions, dont la liberté lui est par ailleurs garantie.

… mais non pour les usagers des services publics

Les usagers ne sont pas concernés par un quelconque devoir de neutralité dans l’espace public. La règle générale c'est la liberté hors les rares restrictions mentionnées ci-dessous. Toute action qui tendrait à limiter ces libertés pourrait s'apparenter à de la discrimination ; le refus de délivrer un bien ou un service en raison de la religion est passible de poursuites prévues par l'article 225 du Code pénal qui punit tout type de discrimination.

De quoi parle-t-on quand on parle d'espace public ? Juridiquement, il est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public. Il comprend donc tous les lieux dont l’accès est libre (jardins publics, plages…), même sous condition (cinémas, théâtres…), les commerces (cafés, restaurants, magasins, banques…), les lieux affectés à un service public : mairies, préfectures, tribunaux, hôpitaux, établissements scolaires, CAF, CPAM, Pôle Emploi, bureaux de poste, transports publics…et bien sûr les bibliothèques.

Les restrictions à la liberté de manifester ses opinions notamment religieuses sont très limitées dans l’espace public. Le Code de l’éducation indique dans son article L. 141-5-1 que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. ». La loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 proclame que « nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ».

Comme l’a précisé le Courrier des Maires(5), aucune réglementation spécifique se régit les manifestations religieuses dans l’espace public et seules des considérations relatives à l’ordre public peuvent conduire à des restrictions au même titre que tout autre type de manifestation.

La laïcité instrumentalisée

Et pourtant on voit souvent la laïcité invoquée hors de propos, soit pour s’en réclamer abusivement, soit pour la condamner. A chaque fois, c’est une perversion du principe qui permet cette manipulation. Non, la laïcité n’est pas la primauté d’une religion sur les autres mais leur égalité de traitement. Non, elle n’est pas la stigmatisation d’une partie de la population mais le respect des opinions et croyances de chacun. Et non, elle ne saurait être le masque du racisme, de la discrimination ou de l’intolérance culturelle.

Les bibliothèques, espaces publics parmi d’autres

Comme le rappelle un livret sur la laïcité publié par le CNFPT en 2015, « le port de signes religieux par les usagers dans l’enceinte des services publics n’est pas interdit, notamment dans les mairies, bibliothèques, les équipements sportifs, sous réserve de respecter les règles d’hygiène et de sécurité et le bon fonctionnement du service public(6). »

Toutefois, comme pour tout autre service public, « les locaux de la bibliothèque ne sont pas des lieux où le public peut pratiquer un culte, faire de la propagande ou faire acte de prosélytisme en s’adressant aux autres usagers ou aux personnels », rappelle l’IGB dans son rapport de 2016.

Neutralité et pluralisme


La classification Dewey, reléguant toutes les confessions non chrétiennes dans la classe 290,
les désigne collectivement par un intitulé Autres religions qui n’est guère admissible.

Les bibliothèques sont des bâtiments publics au titre de l’article 28 de la loi de 1905 qui interdit d’élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics. C’est évidemment la condition pour que chacun se sente également accueilli.

Le principe de neutralité auquel est tenu le personnel porte d’abord sur l’attitude à l’égard des usagers : « La possibilité que soit décelée ou ressentie par les usagers une différence de traitement liée à leur apparence, leur habillement ou leur origine, une incohérence dans les réponses apportées à des situations similaires, sont à écarter(7). » Leur condition est bien évidemment que les agents n’exhibent aucun signe manifeste d’appartenance religieuse comme politique. Cette obligation ne concerne que le temps de service, en dehors duquel chacun est libre de ses mouvements, gestes et apparences.

Selon le code d’éthique de l’IFLA, à portée internationale, « les bibliothécaires et les autres professionnel(le)s de l’information sont strictement tenus à la neutralité et à l’impartialité concernant les collections, les accès et les services. […] [Ils] font la distinction entre leurs convictions personnelles et leur devoir professionnel. Ils ne font pas primer des intérêts privés ou des croyances personnelles sur l’impératif de neutralité(8). » Cette distance à soi-même fait partie des obligations traditionnelles que par leurs codes de déontologies les bibliothécaires se donnent à eux-mêmes.

La neutralité ne s’oppose pas à l’engagement des professionnels sur les valeurs de leur métier. Et ne signifie pas l’exclusion des contenus religieux, spirituels, philosophiques ou politiques, bien au contraire : dans les limites des moyens de chaque collectivité, le plus large éventail doit être présenté. La bibliothèque n’est pas seulement le reflet des demandes et du contexte local mais une vitrine de la République dans sa diversité. Une charte documentaire permet d’asseoir la politique documentaire et sa publication est un droit pour les usagers.

Le rapport de l’IGB(9) développe utilement ce sujet. On se contentera de noter ici deux questions à se poser :

C’est la force des bibliothèques que de pouvoir accueillir chaque personne telle qu’elle est dans ses appartenances multiples et ses singularités. Lieu pour chacun, elle est aussi un lieu de brassage, de rencontre et de coexistence, ce « lieu des liens » célébré par Michel Melot(10). Un lieu de citoyenneté et de liberté collective et individuelle, dont la laïcité est à la fois une composante et une condition.

Une formation pour mieux comprendre la laïcité

Le CGET (Commissariat Général à l’Egalité des Territoires) propose en lien avec le CNFPT une formation de deux jours intitulée Valeurs de la République et laïcité. Destinée à tous les agents publics, elle a pour objectif d’étudier l’histoire de la laïcité, son cadre juridique et son rôle dans les services publics. Elle s’appuie sur des situations concrètes rencontrées par les agents au quotidien.
Elle aide les agents à distinguer ce qui relève de la laïcité et ce qui ressort d’autres registres, comme les conflits du travail ou les diverses discriminations.
A l’issue de cette formation, les participants reconnaissent généralement la nécessité d’une clarification de la laïcité et regrettent que ce programme ne soit pas dispensé à tous les agents publics.

Lectures complémentaires


Dessin et photographie de Dominique Lahary - CC BY-NC


Notes

(1) Inspection générale des bibliothèques, Laïcité et fait religieux dans les bibliothèques publiques, rapport, janvier 2017, https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid111263/laicite-et-fait-religieux-dans-les-bibliotheques-publiques.html. Résumé des préconisations sur le site de la Bpi : https://pro.bpi.fr/debats-et-journees-detude/laicite-et-fait-religieux-dans-les-bibliotheques.

(2) Bibliothèques et valeurs de la République : comment accompagner la citoyenneté ?, journée d’étude, Bpi, ABF et ville et métropole de Strasbourg, 12novembre 2018, captation vidéo et compte rendu écrit : https://pro.bpi.fr/bibliotheques-et-valeurs-de-la-republique--comment-accompagner-la-cito-1.

(3) Dossier « La Laïcité », NVL : nouvelles du livre jeunesse n°2018, décembre 2018, https://www.nvl-larevue.fr/revue/la-laicite/.Sophie Rat y rappelle les textes de références de l’ABF implicitement conformes à l’exigence de laïcité.

(4)  Mots prononcés par Victor Hugo le 14 janvier 1850 à la Chambre des députés

(5) Le maire peut-il interdire une manifestation religieuse dans l’espace public ?, http://www.courrierdesmaires.fr/29346/le-maire-peut-il-interdire-une-manifestation-religieuse-dans-lespace-public/.

(6)  Les fondamentaux sur la laïcité et les collectivités territoriales, CNFPT, 2015, http://www.cnfpt.fr/sites/default/files/livret_laicite.pdf.

(7) Rapport de l‘IGB, op. cit.

(8) IFLA, Code of Ethics for Librarians and other Information Workers, https://www.ifla.org/publications/node/11092?og=30. Version française : .

(9) Rapport Legendre , op. cit.. Voir aussi Dominique Lahary, « Dieu à la Bibliothèque », Revue des livres pour enfants n°288, dossier « Comment faire avec Dieu », avril 2016, https://lahary.files.wordpress.com/2017/04/lahary-dieualabibliotheque.pdf.

(9)  Michel Melot, La sagesse du bibliothécaire, Paris : L’Œil neuf, 2004. – 109 p. ; 20 cm. – (Sagesse d’un métier). ISBN 2-915543-03-8.


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