Du profil de poste au métier
par Dominique Lahary
Bibliothèque départementale du Val d'Oise
Mon intervention comprendra trois parties entre lesquelles il n'existe pas de lien logique: premièrement, le profil de poste ; deuxièmement, le métier; troisièmement, le métier.
Les profils de poste : six mois de nouveautés en matière d'offre d'emplois
Le métier : discours et méthodes
Le métier de bibliothécaire : mort ou transfiguration ?
Les profils de poste : six mois de nouveautés en matière d'offre d'emplois
Je dédie à Livres Hebdo cette analyse des offres d'emplois parues au cours du second trimestre de 1993, c'est-à-dire du numéro 79 (2 juillet) au numéro 96 (10 décembre).
Il y a deux sortes de profils de postes : ceux qui sont élaborés a posteriori, comme instrument de description ou de réorganisation, et ceux qui précèdent le recrutement. L'objectif était de saisir ce deuxième type de profil. Il s'agissait d'analyser un marché. Or il n'y a véritablement marché du travail que dans le cas des collectivités territoriales et du secteur privé. Marché réglementé par le cadre statutaire, mais marché tout de même, c'est-à-dire système de confrontation entre offre et demande. il fallait, pour que les résultats soient significatifs, traiter une masse suffisante. C'est pourquoi seules les offres d'emplois émanant des collectivités territoriales ont été analysées, ce qui exclut les services d'État, les associations et le secteur privé (notamment les sociétés de service en ingénierie et informatique).
Pour des raisons de temps, l'étude a été limitée à Livres Hebdo, support principal de ce type d'annonces, et à six mois. Enfin, seules ont été analysées les offres concernant les fonctions ou services de bibliothèque. Les fonctions de documentation n'ont donc été retenues que si elles s'exercent dans le cadre de ces établissements.
Au total, 177 offres d'emploi ont été analysées, dont 156 émanent d'une commune, 7 d'un SAN (syndicat d'agglomération nouvelle) et 14 d'un département. Les 25 offres publiées plusieurs fois n'ont été comptabilisées qu'une fois, les 60 offres figurant sur une annonce concernant plusieurs postes ont été analysées individuellement.
Sur ces 177 offres, 13 ne s'adressent explicitement qu'à des agents déjà en poste (recrutement par mutation ou détachement). On sait qu'en réalité, cette préférence s'exerce dans des proportions bien plus considérables.
Du flou dans les grades
Le cadre d'emplois des conservateurs est cité 20 fois, celui des bibliothécaires 45 fois, les assistants qualifiés de conservation 84 fois, les assistants de conservation 74 fois, les agents qualifiés du patrimoine 2 fois et les agents du patrimoine 4 fois. Cette pyramide ne correspond évidement pas à celles des emplois réels. Le recrutement en catégorie C obéit décidément à une logique purement locale, et l'importance des assistants est ici sous-estimée, puisque le nombre de postes ouverts au concours d'accès à ce cadre d'emplois était en 1993 supérieur à celui relatif au cadre d'emplois des assistants qualifiés.
Mais le phénomène le plus frappant est que la demande ne fait pas de distinction des grades. En effet, 45 % des offres d'emplois citent deux, parfois trois cadres d'emplois pour un même poste, ce qui explique que le total des chiffres cités plus haut excède celui des postes offerts.
Cette ambiguïté ne joue pas uniformément à tous les niveaux. Les deux cadres d'emplois de catégorie A sont bien identifiés, et tout particulièrement celui des conservateurs (10 offres pures contre 5 mentionnant un onservateur ou bibliothécaire), tandis que celui des bibliothécaires (25 offres pures) penche légèrement plus vers le bas (11 offres) que vers le haut (5 offres). Le cadre d'emplois des assistants qualifiés (25 offres pures) est celui qui présente le coefficient d'ambiguïté maximale. Il penche lui aussi plus vers le bas (39 offres) que vers le haut (9 offres). Le phénomène est inverse pour les assistants : 33 offres pures, 40 offres tirant vers le haut, une seulement vers le bas. Ces différences de tropismes révèlent clairement le problème de la catégorie B, la distinction entre assistants et assistants qualifiés apparaissant fortement comme inopérante (cf. graphique 1).
Le chef et les sections
La description sectorielle de l'affectation du poste repose encore massivement sur le triptyque traditionnel Adultes / Jeunes / Discotbèque, à quois'ajoute la vidéothèque. 108 offres citent l'une de ces sections, tandis que17 portent explicitement sur une direction d'établissement. Les secteurs transversaux (animation), nouveaux (documentation, apprentissage des langues)ou ne reposant pas sur une logique de support (champ disciplinaire) ne sont cités chacun qu'une ou deux fois.
Le croisement du cadre d'emplois et de la section ne peut manquer de faire apparaître une hiérarchie des valeurs. Seules les sections Adultes apparaissent dignes des conservateurs ou desbibliothécaires ou conservateurs . Les sections jeunes sont le domaine d'élection de la catégorie B. Entre ces deux extrêmes, les discothèques et vidéothèques (que nous avons réunies dans l'analyse car elles l'étaient souvent dans les annonces, notamment sous l'appellation de Secteur audiovisuel), sont dans une situation intermédiaire. Notons que sont destinés à ce secteur 70 % des , bibliothécaires ou assistants qualifié, hybrides exprimant bien le souci d'un classement hiérarchique relativement élevé et d'une qualification professionnelle garantie (cf. graphique 2).
La direction d'établissement est offerte majoritairement aux conservateurs (9 offres) ou aux conservateurs ou bibliothécaires , (4 offres). Dans les collectivités plus petites, elle peut aussi concerner les assistants qualifiés (3 offres) ou les bibliothécaires ou assistants qualifiés (1 offre), mais jamais, curieusement, aux bibliothécaires purs. Ce cadre d'emplois, quand il est clairement identifié, apparaît dédié à la direction d'une section (8 offres). Cette fonction, qui n'est naturellement confiée à des conservateurs ou des conservateurs ou bibliothécaires que dans de gros établissements (4 offres), concerne, massivement, la catégorie B (31 offres, 35 en incluant les A ou B (cf. graphique 3).
Le CAFB, sinon rien !
Sur les 100 offres faisant référence à un diplôme souhaité ou exigé, 94 citent le CAFB, avec parfois un autre diplôme, contre seulement 6 un autre diplôme mais pas le CAFB. La spécialisation est le plus souvent mentionnée : jeunes 26 fois, Musique 16 fois, Image 6 fois, et Lecture publique 23 fois, cette dernière appellation semblant se référer indistinctement à l'ancienne option Lecture publique et à l'actuelle spécialité Médiathèques publiques.
La notoriété des autres titres professionnels est extrêmement faible : le défunt DSB (1) est cité une fois, le DESS une fois, le DEUST 3 fois et le DUT... zéro fois. On demande quelquefois un diplôme non professionnel, puisqu'on dénombre 2 bac + 2, 8 licences et 2 maîtrises.
Le CAFB est peu exigé pour les postes de direction d'établissement (12 % des offres concernant ce niveau de responsabilité). Il l'est beaucoup et dans les mêmes proportions pour les sections Adultes (57 %) et Jeunes (58 %), énormément dans les discothèques et vidéothèques (70 %). Le secteur audiovisuel est le seul où l'exigence de qualification, mesurée par le CAFB, est combinée avec un classement hiérarchique favorable (cf. graphique 4).
L'exigence de diplômes professionnels est en effet inversement proportionnelle au classement hiérarchique. C'est à 76 % qu'on exige des candidats à un poste d'assistant la possession du CAFB. Ce pourcentage, qui est encore de 70 % pour les assistants qualifiés, tombe à 38 % pour les bibliothécaires et à 5 % pour les conservateurs, Il serait sans doute erroné d'en conclure que les conservateurs n'ont pas besoin de connaissances professionnelles : sans doute leur grade passe-t-il pour une garantie dans ce domaine. Mais il est en tout cas parfaitement clair que nul ne s'avise, en catégorie B, de recruter des agents n'ayant pas de formation technique préalable. Le cadre d'emplois des assistants de conservation n'est pas compris pour ce qu'il est dans la nouvelle architecture statutaire (cf. graphique 5).
Connaissances et qualités
Les annonceurs sont gens prudents. Seulement 39 offres, soit 22 % du total, ne mentionnent ni diplôme, ni expérience, ni connaissance, ni qualité. L'expérience est exigée dans le tiers des cas. Mais les souhaits les plus intéressants portent sur les connaissances et les qualités.
On peut penser le CAFB concentre en lui-même tellement de connaissances qu'il n'est guère utile d'en mentionner explicitement. C'est sans doute pourquoi celles qui le sont sortent du champ professionnel stricto sensu. Ce qu'on demande essentiellement aux candidats, ce sont des compétences en informatique (17 offres), ou même la familiarité avec un logiciel particulier (OPSYS est cité douze fois, TOBIAS deux fois), ce qui révèle une recherche de la rentabilité immédiate, plus qu'une réelle maîtrise qui est d'autant mieux garantie qu'on a travaillé sur plusieurs systèmes. Accessoirement, on souhaite s'assurer qu'un candidat à un poste en discothèque-vidéothèque maîtrise le matériel audiovisuel (3 offres). A côté de ces domaines techniques, la culture générale (6 offres) pèse d'un bien faible poids.
Plus de 40 % des offres énoncent les qualités qui sont attendues des postulants. La relative standardisation de ces exigences a permis d'en faire l'analyse. Le champion toutes catégories est le travail en équipe (30 offres), soulignant la prédominance des qualités relevant du domaine relationnel (sens des relations publiques, qualités relationnelles, goût de l'accueil du public, sens de l'animation). Le bibliothécaire est dynamique, disponible et sait pendre des initiatives. Mais il n'y a que trois offres qui citent la rigueur, deux l'efficacité... et une la capacité à rédiger (cf. graphique 6).
Cette hiérarchie des valeurs recoupe curieusement les résultats d'une enquête dont Helmut Jüngling, professeur à l'École supérieure spécialisée de bibliothéconomie et documentation de Cologne, a rendu compte au dernier congrès des bibliothécaires allemands(3). Ayant sélectionné un certain nombre d'adjectifs, il a comparé leur classement :
- par les bibliothécaires eux-mêmes (image de soi) qu'on peut présenter, du plus revendiqué au plus rejeté, dans cet ordre : serviable, aimable, ouvert, tolérant, sociable, réfléchi, souple, cultivé, conscient, spontané, réservé, décidé, cherchant à atteindre un résultat, introverti, capricieux, minutieux, courageux, coincé ;
- avec le classement correspondant à l'image d'eux-mêmes que relèvent les bibliothécaires (clichés) : cultivé, serviable, réservé, réfléchi, introverti, aimable, minutieux, coincé, capricieux, tolérant, ouvert, sociable, souple, décidé, conscient, cherchant à atteindre un résultat, spontané, courageux.
Si l'on accepte l'hypothèse d'une similitude des images de part et d'autre du Rhin, est clair que les qualités des bibliothécaires véhiculées par les annonces d'emplois correspondent à l'image de soi, non aux clichés (3).
Quelques enseignements
Certes, les annonces ne disent pas tout. Elles occultent l'implicite, qu'un observateur averti peut aisément reconstituer, le subtil, qui se mesure dans les entretiens, qu'ils soient préparés méthodologiquement ou conduits empiriquement, et enfin l'inavoué, qui interviendra dans la sélection finale. Mais, comme telles, les annonces sont un discours. C'est même, quantitativement, le plus important discours sur le métier. Aussi est-il légitime de procéder à son analyse textuelle, et notamment aux calculs de fréquence de termes.
On peut d'abord se demander qui produit ce discours. Probablement peu les élus. Parfois les services administratifs (secrétariat général, direction des ressources humaines, direction des affaires culturelles). Mais, même si la demande est reformulée et mise en scène par une agence de communication (un tiers des offres), il semble bien que les principaux inspirateurs de ces profils soient des bibliothécaires.
On peut ensuite tenter de caractériser le profil qui s'en dégage, ou du moins d'identifier les catégories et les logiques qui le structurent. Au-delà de la relative non distinction du cadre statutaire, signe manifeste de son inadéquation, on est frappé par le poids des spécialités traditionnelles au détriment d'une logique de fonction, et par la puissance de la demande de formation préalable au recrutement, qui s'exprime encore massivement par l'exigence du CAFB.
Notes
(1) DSB : Diplôme supérieur de bibliothèque, délivré après 18 mois d'études par l'ENSB puis l'ENSSIB, aujourd'hui remplacé par le DCB (diplôme de conservateur de bibliothèques).
(2) Jüngling, Helmut. Leitidee des bibliotheks66informatorischen Tätigkeit : Umsetzung, in : Ausbildungsstrukturen, Themenkreis Ausbildungsinhalte [L'idée-force de l'activité en bibliothèque et information : application dans les structures de formation. Table-ronde sur les contenus de formation], 6. deutscher Bibliothekskongress, Dortmund, 25.-27. Mai 1994.
(3) On s'amusera à rapprocher la liste d'Helmut Jüngling et les qualités exigées dans les offres d'emploi du tableau des habitus de classe selon Pierre Bourdieu (Avenir de classe et causalité du probable, in Revue française de sociologie, XV, 1974) : Bourgeois : distingué, aisé, ample, généreux, noble, riche, large, libéral, libre, souple, naturel, aisé, désinvolte, assuré, ouvert, vaste, etc. Petit-bour geois : prétentieux, étroit, étriqué, emprunté, petit , mesquin, chiche, parcimonieux, strict, formaliste, sévère, rigide, crispé, contraint, scrupuleux, précis, etc. Comment ne pas en conclure que le bibliothécaire se vit comme un bourgeois et est vécu comme un petit-bourgeois ?
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