Du profil de poste au métier
par Dominique Lahary
Bibliothèque départementale du Val d'Oise

in : Bulletin d'informations de l'ABF n°164, 1994

Les profils de poste : six mois de nouveautés en matière d'offre d'emplois
Le métier : discours et méthodes
Le métier de bibliothécaire : mort ou transfiguration ?

Le métier de bibliothécaire : mort ou transfiguration ?

Un spectre hante les congrès de bibliothécaires : celui de leur propre mort, parfois indexée sur celle du livre. On pourrait dire pour se consoler que la mortalité est le propre du vivant : nous autres bibliothécaires savons que nous sommes mortels. Ou bien, paraphrasant Michel Jobert, considérer que le problème n'est pas de savoir si les bibliothécaires vont disparaître, mais quand(45).

A l'origine de cette prophétie, ou de cette inquiétude, il y a ce qu'il est convenu d'appeler les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Elles se manifestent sur deux terrains complémentaires : avec le développement des réseaux de communication, on assiste à une révolution des accès ; avec le tout numérique, à la révolution des supports d'information et des moyens de reproduction(46).

Ces révolutions qui se déroulent sous nos yeux, et dont nous sommes encore loin de percevoir toutes les implications, suscitent la fascination pour la nouveauté, qui se décline sous deux modes: la morbidité ou l'émerveillement. Cette fascination peut conduire à donner une importance exagérée à la forme plutôt qu'au contenu, aux techniques de communication et d'information plutôt qu'à leurs usages individuels et sociaux.

Ce n'est pas tomber dans ce travers que de se souvenir que des changements techniques peuvent entraîner, si la société est mûre pour les accueillir, des bouleversements culturels et sociaux : il n'est que de songer aux conséquences de la diffusion de l'imprimerie.

Il serait en outre erroné de penser que les révolutions en cours ne concernent que le monde de la recherche ou de la documentation professionnelle. Nous assistons à une double évolution : celle des moyens et usages de la recherche documentaire, et celle des consommations culturelles et ludiques, cette distinction ne recoupant pas le clivage entre étudiants, enseignants et chercheurs d'une part, grand public d'autre part,

On a chez les bibliothécaires déjà beaucoup parlé des premiers. Quant au second, la presse s'en charge. Il n'est que de constater l'impressionnante série d'articles parus ces derniers mois, tant dans la presse pour grand public que dans des publications spécialisées, sur Internet en particulier et les autoroutes de données en général(47).

La télévision à la carte, qui repose sur le principe du paiement à la séance (en anglais pay per view), donne accès sur simple commande à un stock de films disponibles, concurrençant à terme la vidéocassette. Né aux États-Unis, ce mode de diffusion et de tarification a été introduit en France en mai 1994 sur le réseau câblé(48). Il pourrait s'étendre dans l'avenir à la diffusion des oeuvres musicales. Et la réalisation des autoroutes de l'information, qui devrait faire l'objet d'investissements de France-Télécom que Gérard Théry, ancien directeur général des Télécommunications, estime à 20 à 25 milliards de francs (soit trois bâtiments Bibliothèque de France) par an jusqu'au tournant du siècle, démultiplierait les possibilités de diffusion - les Américains, sous l'impulsion du vice-président AI Gore, n'étant pas en reste(49).

Ces mutations concernent au premier chef tous les bibliothécaires. Quand l'économie devient de plus en plus une économie de l'information, quand les industries culturelles et de loisir relèvent de plus en plus des industries de l'information, les professionnels de l'information sont au coeur des changements économiques et sociaux. Le monde est, nous le savons bien, économiquement et politiquement imprévisible. Il l'est aussi bibliothéconomiquement.

L'état actuel d'incertitude, voire de confusion est inévitable. Et ce nouveau qui nous perturbe, nous nous efforçons de le maintenir dans des limites rassurantes. Ainsi pourrait-on risquer la définition suivante : un nouveau média, c'est un média auxquels les bibliothécaires appliquent une bibliothéconomie ancienne. Pas d'accès libre, pas de prêt à domicile, et critères d'acquisition sévères. Il n'est que de songer à la proportion de musique classique dans les premiers fonds de discothèque, ou à l'épisode des vidéocassettes documentaires 3/4 de pouces(50). Quant au livre électronique, c'est encore un livre, et la paralittérature électronique est soigneusement écartée. On trouve là un détournement inattendu de la formule de Michel Melot selon lequel toute la bibliothéconomie est à refaire(51) : chaque fois qu'un nouveau média est introduit dans nos collections, nous refaisons toute l'histoire de la bibliothéconomie.

Dans cette période d'incertitude, il n'est guère possible de proposer une doctrine ou une analyse bien arrêtée. Je vous propose simplement une série de réflexions, d'interrogations, de sentences, d'intuitions, parfois hâtives, parfois risquées, à partir de quelques mots clés. Je les dédie aux collègues inconnus que j'ai entendus ou lus, et aux collègues amis avec qui j'ai eu l'occasion de m'entretenir de ces matières. On aura compris qu'il s'agit ici de la justification par les oeuvres : sans elles, assurément, et quelles que soient la grâce et la foi, il n'est de survie possible.

Délocalisation

L'information sur support électronique, c'est la délocalisation(52) au carré : n'importe quoi est accessible de n'importe où(53). Or, la bibliothèque est localisée. Les stations de travail intelligentes de la BnF, c'est encore de la localisation. La Bibliothèque de France est-elle le dernier avatar d'une grande bibliothèque localisée, alors que la commande même impliquait la délocalisation ?

Le catalogue, c'est le répertoire d'un fonds localisé. Que vaut le catalogue quand la localisation importe peut ? Et le catalogue collectif, c'est encore un répertoire de localisation.

0bjet

La bibliothèque était une collection d'objets : la dématérialisation lui pose problème. On ne consomme plus un objet, mais une copie. L'objet, ce n'est plus que l'appareil qui permet de produire la copie. Déjà, certains coins de bibliothèques présentent des collections d'appareils.

La bibliothèque était une collection d'objets uniques, ou avec un nombre limité de clones, La démultiplication à l'infini, à la demande, est en passe de la court-circuiter.

La nouvelle législation du dépôt légal repose encore sur la notion d'objet. L'électronique est bien prise en compte pour peu qu'elle soit objectale : on ne déposera pas les produits en ligne. Cette logique exclut ce qui n'est pas jugé digne de mémoire, et qui est précisément ce qui pose un problème de mémoire. On ne sait conserver que le mort, pas le vivant : c'est la fameuse plaisanterie sur le crâne de Voltaire enfant qu'aucun musée ne présente en vitrine, Saurons-nous inventer une mémoire de la vie, un archivage de l'insaisissable ? Les inventeurs du cinéma ont bien su feindre le mouvement par la succession d'images fixes.

Nous ne faisons de catalogue que de nos objets, et n'avons de normes que pour cela. A quand un catalogue des accès, des produits disponibles en ligne ?

Mais la dématérialisation n'est pas la seule logique. Les innovations technologiques, comme la pression de la demande, alimentent un incessant mouvement clé balancier entre réseau et lieu, réseau et objet. Le document électronique, qu'il soit édité (CD-ROM) ou à usage interne (gestion électronique de documents) est un retour à l'objet localisé.

Enfin, si objet il y a, encore faudrait-il savoir lequel. Le dépôt légal de l'imprimé, c'est de plus en plus celui d'un sous-produit, l'original, c'est de plus en plus le numérique. Va-t-on conserver des tirages papier qu'il faudra ensuite numériser ? Car même si des objets subsistent, ce ne sont plus les mêmes.

Temps

La bibliothèque est temporalisée. Notre interminable circuit du document vient prendre la suite de l'interminable circuit de production (écrire, saisir, maquetter, imprimer, distribuer), la circulation de nos exemplaires met nos emprunteurs à la merci les uns des autres, nos horaires installent des îlots d'ouverture dans un océan d'inaccessibilité, l'emplacement de nos bâtiments impose un temps de trajet.

Or les réseaux détemporalisent : je veux tout, tout de suite, et non ce que vous avez, quand vous pourrez.

Le catalogue collectif comme instrument de localisation, c'est encore la localisation, disions-nous, et l'accessibilité est soumise au temps de déplacement de l'utilisateur ou du document. C'est pourquoi un réseau de bibliothèque est peut-être une forme primitive de réseau.

Information ou référence

Nous nous sommes emparés de l'électronique, non pour offrir autre chose, mais pour dire autrement ce que nous offrons, et nos systèmes informatiques ne gèrent encore, pour l'essentiel, que des références, quand ce qui importe, ce sont les informations dont elles sont la trace.

Nous nous prétendons même propriétaires de ces notices, et entendons les monnayer avec un aplomb digne du rôtisseur de ce fabliau qui intenta un procès contre un vagabond ayant eu l'audace de humer ses rôts. Le tribunal lui donna raison : ce service méritait salaire. Il décida donc qu'il serait payé de l'éclat d'une pièce de monnaie brillant au soleil.

Les astronomes prévoient qu'avant de s'éteindre, le soleil connaîtra un embrasement final, qui grillera la terre avant qu'elle ne se glace. N'est-ce pas comme embrasement final qu'il faut analyser l'hypertrophie de nos catalogues et des normes et formats qui les structurent, la complexité de nos systèmes d'indexation matière ? Ne nous sommes-nous pas emparés de l'outil informatique pour organiser notre propre fermeture ? Prenons garde que nos formats d'échange ne nous permettent finalement que d'échanger entre nous.

En matière de logiciels, il existe un mur entre les systèmes de gestion de bibliothèque, orientés vers la normalisation bibliographique et la gestion de la circulation des exemplaires, et les systèmes documentaires orientés vers la paramétrabilité et de plus en plus tournés vers la gestion électronique de documents. Cette dichotomie, symptôme du fossé qui sépare les bibliothécaires des documentalistes, durera-t-elle longtemps ? Y aura-t-il fusion des deux logiques(54) ou au contraire victoire de l'une sur l'autre ? Dans ce dernier cas de figure, on ne peut donner cher de nos systèmes de bibliothèque.

Langage

Nous parlons le sabir bibliothéco-documentaliste et entendons que nos publics s'y adaptent. Il y a cet égard deux extrêmes : d'un côté les catalogues de références interrogeables à l'aide d'un langage documentaire, rendu plus ou moins accessible par un système de renvois, et de l'autre des bases plein texte accessibles en langage naturel. Certes les tentatives les plus abouties dans ce dernier domaine ne fonctionnent encore véritablement que sur des bases réduites interrogées par des spécialistes(55). Mais les choses vont très vite. Et entre ces deux extrêmes, prennent naturellement place une série de solutions intermédiaires ou mixtes, telles que les accès aux catalogues sur mots de la notice(56) ou les bases mixtes de références et d'objets (plein texte, images, son).

En tout état de cause, s'agissant de l'accès aux références, nous n'échapperons pas à l'interrogation suivante : l'avenir est-il dans le raffinement des systèmes d'autorité matière, avec la multiplication des formes rejetées, ou dans les systèmes d'interprétations des interrogations en langage naturel associé à une indexation automatique de la notice et du sommaire, éventuellement complétée par quelques descripteurs ?

En d'autres termes, après avoir organisé le libre accès à nos collections, il importe désormais que nous songions au libre accès à nos catalogues, et, en définitive, au libre accès à l'information. Cela passe par un traitement linguistique pertinent et une convivialité des procédures d'interrogation.

Périodiques et murmure

En matière d'information (scientifique et technique pour le public spécialisé, mais aussi pratique et ponctuelle pour le grand public), on constate la faible pertinence du livre, toujours dépassé, par rapport aux articles de périodiques. On ne s'étonnera donc pas de constater que la fourniture d'articles représente 78 % du trafic du prêt entre bibliothèques(57). C'est pourquoi les catalogues collectifs de monographies ne sont rien en comparaison de ceux de périodiques, et que ces derniers ne sont rien en comparaison des bases de dépouillement de périodiques.

Mais voilà qu'à leur tour les périodiques sont dépassés, du moins dans un premier temps les périodiques imprimés. Déjà, un certain nombre de publications en série ne paraissent que sous forme électronique, accessibles en ligne(58).

Enfin, la formalisation des idées dans un article est en partie supplantée par la simple conversation à distance. Les services les plus utilisés dans Internet sont les messageries, les conférences électroniques et les clubs de discussion. Nous assistons à la montée en charge d'une vaste de système de conversation universelle : voici venu le temps du murmure planétaire.

Les conversations entre chercheurs rendront-elles inutiles la formalisation de leurs recherches dans des publications, ou du moins la fera-t-elle refluer ? Nous assistons à un retour spectaculaire à l'oralité(54), au détriment de la sacralisation de l'oeuvre, qui était le fonds de commerce des bibliothèques... et des éditeurs.

On a considéré l'abus de la photocopie chez les étudiants comme un émiettement des pratiques de lecture et une négation de la notion d'oeuvre : nous ne faisions qu'assister aux prémices d'un mouvement qui, sous d'autres formes, est appelé à se développer.

Propriété

Bibliothécaires, éditeurs, auteurs sont aujourd'hui opposés sur des thèmes tels que le droit de prêt ou le photocopillage. Ils sont pourtant pareillement et solidairement menacés par la révolution de l'information. La conversation électronique, mais aussi la formidable malléabilité et la duplicabilité de la pâte numérique (je n'emprunte plus, je consulte, copie et retraite) attaquent de plein fouet la notion d'auteur sur laquelle reposaient nos catalogues, les ouvrages anonymes étant sévèrement référencés par ces succédanés d'auteur que sont les titres uniformes.

L'utopie de la société libérale marchande (la libre circulation des hommes et des idées) est susceptible de se réaliser dans la négation de l'idée comme marchandise. On a présenté le droit de propriété intellectuelle comme portant non sur les idées, mais sur leur mise en forme. Les idées ne sont à personne, elles sont un bien commun qui circule de façon incontrôlée. Dans ce que je suis en train de dire, qui pourrait démêler ce qui m'appartient en propre de ce que j'ai lu ou entendu ? J'en serais moi-même incapable(60). Ce que les techniques de l'information apportent, c'est la mécanisation d'un pillage qui paraissait licite tant qu'il était artisanal.

Mais le vide du droit est provisoire. Comment sera-t-il comblé ? Au profit de qui ? La survie des bibliothèques dans le système de circulation de l'information dépend largement des solutions juridiques et tarifaires qui seront finalement adoptées. Rien ne dit qu'elles le seront en leur faveur.

Tarification et coûts

La question des coûts est toujours brouillée par le phénomène de baisse constante des prix mis en lumière par Jean Fourastié(62) et qui est particulièrement spectaculaire dans le domaine d l'électronique. Que coûteront demain pour les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques, les réseaux, les équipements, les documents électroniques ? Nous n'en savons rien.

Mais de toute façon les réseaux coûtent. Peut-être les bibliothèques réussiron-t-elles à se creuser une niche en offrant des accès à coûts moindres, parce que sélectionnés et/ou subventionnés ? Ou bien elles s'épuiseront dans une concurrence entre offreurs privés et publics.

Institutions

Les bibliothèques sont éminemment institutionnelles. Or l'institution est minée par le réseau. Une institution, c'est un territoire et une compétence. Les réseaux se rient des territoires (puisqu'ils sont un système de connexion délocalisant) et des compétences (puisqu'ils sont un système d'interconnexion).

La superposition et l'enchevêtrement des compétences territoriales et fonctionnelles des différentes institutions transforment en casse-tête tout projet de constitution de réseaux qui, techniquement, serait aisément réalisable. Le seul exemple des bibliothèques, avec le concept institutionnellement monstrueux de bibliothèque municipale à vocation régionale, suffit à le démonter avec éclat. Finalement, la véritable bibliothèque virtuelle, ne sera-ce pas la bibliothèque juridiquement virtuelle ?

On sait qu'Internet est aussi peu institutionnel que possible. Il serait dommage que les pouvoirs publics s'avisent, en France, de corriger ce défaut typiquement anglo-saxon par un verrouillage institutionnel et tarifaire excessif, et que RENATER ne soit que de l'Internet en cage.

À quoi bon des bibliothécaires ?

Dans ces perspectives à la fois grisantes et effrayantes, force est de se demander à quoi seront bons les bibliothécaires. Plusieurs réponses peuvent être esquissées sans qu'aucune ne convainque absolument.

La mort

L'hypothèse optimiste relie cet événement à l'embrasement du soleil évoqué plus haut, les hypothèses pessimistes le situent beaucoup plus tôt. On peut par exemple se demander si le bibliothécaire disparaîtra avant, après, en même temps ou à la place du documentaliste.

La médiation

C'est la reformulation moderne de la fonction traditionnelle d'intermédiaire. Les intermédiaires, pour rester indispensables, organisent la dépendance des utilisateurs finaux. Au commencement étaient les documents enfermés et le catalogue. Puis les documents en accès libre, mais toujours le catalogue et la banque de prêt. Nous allons vers l'accès direct aux données. La médiation est a priori contradictoire avec le temps réel et l'accès direct. Le langage documentaire est peut-être le dernier avatar de l'accès indirect. Les bibliothécaires et les documentalistes survivront-ils aux langages documentaires ? Il ne s'agit pas de s'ingénier à imposer une fonction de médiation, comme jadis le prêtre s'interposait entre le fidèle et la Bible, entre le fidèle et Dieu. Mais de proposer une valeur ajoutée : choix, sélection, conservation, mise à disposition d'une offre documentaire et culturelle que le seul jeu des industries culturelles et d'information rendrait inaccessible.

La sélection

Traditionnellement, le bibliothécaire effectue une sélection de qualité correspondant à une mission (activité de prescription) et/ou une sélection de pertinence en réponse à une demande. Avec les accès libres par les utilisateurs, que devient l'activité de sélection ? Consiste-t-elle en la sélection des réseaux ?

L'ordre et le chaos

Le paysage de l'information qui est en train de se mettre en place est un véritable chaos, la profusion de l'offre étant insaisissable par le commun des utilisateurs finaux. Ne nous revient-il pas d'y mettre de l'ordre ? Paraphrasant Jean Cocteau(63), nous pourrions dire : Puisque ce chaos nous dépasse, feignons d'en être les organisateurs.

Cette idée vient d'être proposée par Claudia Lux, de la bibliothèque du Sénat de Berlin, au dernier congrès des bibliothécaires allemands(64) - mais elle y croyait peu elle-même.

Résidu et/ou composante

Le développement des autoroutes n'a pas fait disparaître les chemins vicinaux et nous nous servons toujours d'un outil inventé au néolithique: l'aiguille à chas. Il est peu probable que le livre disparaisse, et on peut en dire autant des bibliothèques. Toute la question est de savoir quelle place elles occuperont dans le dispositif de diffusion de l'information, de la culture et des loisirs ; la place résiduelle qui reviendrait à des conservatoires de séquences narratives(65) et/ou d'unités non numérisées pour des raisons économiques ? ou celle d'une composante du nouveau système ?

Il s'agit de savoir si la consommation narrative textuelle va refluer, si les nouvelles consommations vont se passer de médiateurs institutionnels pour être servies à domicile. A moins que la bibliothèque ne serve, elle aussi, à domicile, ce qu'elle a commencé à faire pour ses catalogues.

Le lieu

Dans un monde où l'information est sans domicile fixe, les gens ont besoin d'un lieu. La bibliothèque subsistera, sinon comme lieu du document, du moins comme lieu tout court, parfois comme le seul lieu ouvert à tous dans un quartier, ou une université. Aurons-nous des documents fixes pour les sans domicile fixe ? Car la délocalisation du réseau n'est que la délocalisation de la source : pour la consommation privée, l'accès est localisé dans le foyer, ce qui impose la double condition qu'il existe et soit équipé. On se doute que la nouvelle société informationnelle est grosse de nouvelles exclusions, ou d'exclusions aggravées. La bibliothèque publique, comme lieu imaginaire d'intégration sociale (je fais semblant de m'adresser également à tous) sera peut-être un lieu témoin du délitement social.

Interactivité

Ce mot-clé manquait à notre inventaire. Il est sans cesse brandi à propos des nouvelles technologies de l'information. Mais voici ce qu'en dit Philippe Breton(66) le 28 mai 1994, sur les ondes de France-Inter, au cours de l'émission Rue des entrepreneurs consacrée aux autoroutes de l'information :

L'interactivité, c'est une formidable possibilité technique mais en même temps, avec l'interactivité, on n'a plus que ce que l'on souhaite. Un exemple : les studios d'Hollywood proposent actuellement de tourner des films et de proposer des montages différents au public. Les autoroutes de données permettraient au fond à chacun de choisir la fin de son film : je veux une fin heureuse, je veux une fin malheureuse ; permettraient de sélectionner en fonction de certains publics, de certaines ethnies. On imagine faire des films différents pour les musulmans, pour les protestants, etc. Alors, il y a là à la fois une formidable possibilité technique (je peux intervenir sur le message, je peux intervenir sur le film), mais en même temps un risque, qui est de diminuer tout ce que la surprise peut apporter. Quand on regarde un film, de quoi a-t-on envie ? Est-ce qu'on a envie d'y voir ce qu'on voudrait y voir ou est-ce que l'on a envie d'être surpris ? Le public tranchera mais je crois que la dimension de surprise est une dimension importante. Les gens ont envie non d'être passifs mais qu'on les surprenne avec une oeuvre.

Alors, il reviendra sûrement à des gens qu'on appellera bibliothécaires de continuer à organiser un grand service public de la surprise.

Permettez-moi de terminer sur ce mot d'Épicure(67) : Souvenons-nous que l'avenir, ni ne nous appartient, ni ne nous échappe absolument.


Notes

(45) Le problème n'est pas de savoir si les communistes vont quitter le gouvernement, mais quand. Entretien avec Michel Jobert, ministre du Commerce extérieur, in Le Monde, 1981 ou 1982.

(46) Si l'évolution vers le tout numérique paraît aujourd'hui irrésistible, certains pronostiquent, avec le développement de la neuro-informatique, un retour au moins partiel vers l'analogique (Carré, Dominique. Recherche et développement, in Info-révolution : usages des technologies de l'information. Autrement série Mutations n° 113, mars 1990). Voir aussi Hérault, Jeanny et Jutten, Christian. La mémoire des réseaux neuromimétiques in La Recherche n° 267, juillet-août 1994.

(47) En voici une liste non exhaustive : RENATER . un réseau fédérateur pour la recherche in France Télécom 82, octobre 1992. Wizman, Ariel. - Internet : dans les filets du minitel géant? in Actuel no 36-37, décembre-janvier 1994. - Le Guigner, Jean-Paul? RENATER : réseau national de la technologie de l'enseignement et de la recherche, in Bulletin des bibliothèques de France, t. 39, no 1, 1994. Cerquant, Jean-Pierre et Florin, Vincent. - Internet : l'autoroute électronique des écoliers, in Le Monde de l'éducation n° 212, février 1994. - Filloux, Frédéric. Internet, le monde entier au bout de l'ordinateur. - in Libération, 15 avril 1994. - Lubkov, Michel. Internet RENATER : le village planétaire, in Archimag no 74, mai 1994. Nouvelles technologies et communication : des autoroutes pour aller où ? in Le Nouveau Politis n° 18, mai-juin 1994. - Tout sur les autoroutes numériques, in Science et vie high tech n°10, 8 juin 1994. - Colonna d'Istria, Michel. Au grand bazar des branchés, in Le Monde, 15 juin 1995. - Internet, Fast Ethernet et DMI en vedette, in 01 Réseaux n° 4, juin-juillet 1994. Internet, sous Windows : vers la simplicité, Ibid. - Schmitt, Roland et Burger, Clarisse. La fièvre Internet gagne la France, in Le Monde informatique n° 596, 11, juillet 1994. - Autoroutes de l'information : pour aller où et à quel prix ? [dossier], in Le Monde informatique n° 597, 8 juillet 1994. - Autoroutes de l'information : l'Europe en course [dossier], in 01 Informatique n° 1317, 8 juillet 1994.

(48) Télévision du futur: le grand poker, in L'Expansion n' 479, juin 1994.

(49) Vuisier, Nicole. - Autoroutes de l'information une facture de 600 milliards. - in Les Échos n' 16671, 22 juin 1994. Voir aussi Delessalle, Bénédicte. - Les autoroutes électroniques à la française. - in Science et vie high tech, n° 10, juin 1994. Gossey, Ulysse. - Electronic highways on the US horizon = Nouvelles technologies : la vision de Clinton. - in Eurodiagnostic n° 8, 22 june-july 1993. C'est le vice-président AI Gore, dont le père organisa le développement du réseau autoroutier américain, qui serait à l'origine de l'expression electronic highway. On se demande quel réseau son fils sera amené à développer, au siècle prochain.

(50) Dans les années 1980, la DLL a subventionné l'achat par les bibliothèques publiques de cassettes 3/4 de pouces, incompatibles avec la norme VHS. Ces collections uniquement documentaires étaient destinées au visionnement sur place.

(51) Melot, Michel. Les technologies nouvelles sont arrivées, in Bibliothèque et électronique, [dossier], Bulletin d'information de l'ABF n° 157, 4e trimestre 1992.

(52) Nous entendrons ce terme, non dans son sens dévoyé de changement de localisation, utilisé par l'État quand il tente d'expédier la manufacture des Gobelins à Aubusson et la DATAR à la Plaine-Saint-Denis, mais dans son sens propre de privation de localisation.

(53) Le téléphone mobile, c'est déjà 200 000 abonnés ; de 2 000 F il y a quelques mois, le prix vient de passer à 490 F.

(54) Il existe malgré tout quelques passeurs, et l'évolution des logiciels de gestion de bibliothèque vers l'utilisation de SGBD standard est de nature à les décloisonner, ce qui est urgent. Voir à ce sujet un ouvrage analysé dans le présent numéro : Recherche documentaire et gestion de bibliothèque, un logiciel unique ? : l'offre du marcbé / Joseph Bourdon, Michèle Lenart, Paris : ADBS éditions, 1994 (Coll. Sciences de l'information).

(55) Voir la dernière version du logiciel Spirit.

(56) Accès WAIS sur Internet.

(57) Gingold, Monique et Dalmasso, Marie-Christine, Le prêt entre bibliothèques,in L'information bibliographique, [dossier]. Bulletin d'information de l'ABF n°163, 21 trimestre 1994.

(58) Les bases de données sur CD-Rom sont par définition périodiques si leurs éditeurs entendent fournir commodément leur mise à jour. Ce cas particulier mis à part, on note que la première revue sur CD-Rom, LVI, existe depuis le printemps 1994. Il est encore trop tôt pour juger de l'avenir de ce mode de diffusion.

(59) Oralité paradoxale, puisqu'elle est électronique et passe par la lecture/écriture. Oralité quand même puisque s'échange, le cas échéant en temps réel, une conversation entre individus, quand la civilisation écrite repose sur des messages uniformes s'adressant à tous.

(60) Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent : "mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc." Ils sentent leur bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un "chez moi" à la bouche. Ils feraient mieux de dire : "Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc.", vu que d'ordinaire il y a plus en cela du bien d'autrui que du leur. Pascal, Blaise, Pensées, 64, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade).

(61) [La] consultation des documents [...] fait courir un risque de pillage des oeuvres [..]. La libre consultation dans un réseau de bibliothèques d'un texte fixé sur support électronique permet en effet les opérations suivantes : Représentation [...] sur un écran [...], reproduction partielle ou intégrale sur un autre support électronique, reproduction sur un support papier [...], création d'un nouveau produit dérivé composé à partir d'extraits [...] de divers document [...]. Syndicat national de l'édition, L'édition 1993-1994, Paris : SNE, 1994.

(62) Fourastié, Jean, Pourquoi les prix baissent, Paris : Hachette, 1984 (Pluriel).

(63) Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs. Cocteau, Jean, Les Mariés de la tour Eiffel.

(64) Lux, Claudia, Moderne Informationstechniken und der Beruf des Bibliothekars. Themenkreis Elektronische Medien und Bibliothek [Les nouvelles technologies de l'information et le métier de bibliothécaire. Table-ronde sur les médias électroniques et la bibliothèque], 6. deutscher Bibliothekskongress, Dortmund, 25.-27. Mai 1994.

(65) J'entends par séquence narrative un objet de consommation culturelle qui demande à être lu, vu, écouté dans l'ordre exact où il se présente sur le support, ce qui ne recoupe pas exactement la distinction entre fiction et documentaire. Si les séquences audiovisuelles se prêtent à terme à un accès à distance, le support convenable aux séquences textuelles restera probablement le papier. Ainsi le livre pourrait-il, pour des raisons techniques et quoi qu'on souhaite par ailleurs, (re)devenir l'essentiel de l'offre des bibliothèques.

(66) Auteur, entre autres, de l'utile Explosion de la communication, deuxième édition, Paris : Éditions La Découverte, 1994.

(67) Épicure, Lettre sur le bonheur, traduit par Xavier Bordes, Éditions Les mille et une nuits, 1993.


Début de l'article  

Publié en ligne par Dominique Lahary