BIBLIOthèque(s) no53-54,
décembre 2010
Revue de l'Association des bibliothécaires de France |
Dossier Service public, texte liminaire :
Bibliothèque, politiques publiques, service public
par Dominique Lahary
Rectfications mineures en bleu par rapport au texte imprimé
Si le comité de rédaction de Bibliothèque(s) a décidé de consacrer un dossier au service public, c'est qu'il a pensé qu'il n'était pas le seul à penser que les bibliothèques étaient des services publics. Cela tombe a priori sous le sens. Et cela correspond assez bien à ce qu'on imagine de l'opinion courante des bibliothécaires, qui exercent dans leur grande majorité pour une collectivité publique. Cela mérite pourtant examen.
La justification par la mission
La bibliothèque citoyenne
On trouvera difficilement mention des bibliothèques chaque fois qu'il est question de la notion de service public, ou de service universel, dans le contexte européen par exemple puisqu'on évoque alors la distribution de l'eau, les télécommunications, les transports public ou encore l'enseignement. C'est-à-dire des services qui constituent en quelque sorte les conditions préalable à la vie en société dans le contexte de notre époque.
Mais on peut penser qu'il en est un peu de même de la bibliothèque dans la mesure où elle offre des ressources sans lesquelles l'accès à la réflexion, au jugement personnel, serait plus difficile. C'est la fameuse formule de la Charte des bibliothèques(1) adoptée par le défunt Conseil supérieur des bibliothèques en 1991 : " La bibliothèque est un service public nécessaire à l'exercice de la démocratie. Elle doit assurer l'égalité d'accès à la lecture et aux sources documentaires pour permettre l'indépendance intellectuelle de chaque individu et contribuer au progrès de la société. "
De même, la dernière version du Manifeste de l'Unesco sur la bibliothèque publique(2), publiée en 1994, débute-t-elle par ces mots : " La liberté, la prospérité et le développement de la société et des individus sont des valeurs humaines fondamentales. Elles ne peuvent s'acquérir que dans la mesure où les citoyens sont en possession des informations qui leur permettent d'exercer leurs droits démocratiques et de jouer un rôle actif dans la société. Une participation créatrice et le développement de la démocratie dépendent aussi bien d'une éducation satisfaisante que d'un accès libre et illimité à la connaissance, la pensée, la culture et l'information. La bibliothèque publique, porte locale d'accès à la connaissance, remplit les conditions fondamentales nécessaires à l'apprentissage à tous les âges de la vie, à la prise de décision en toute indépendance et au développement culturel des individus et des groupes sociaux. ".
Et en 1998 le rapport Ryyannnen au parlement européen(3) disait à peut près la même chose en beaucoup plus de mots. Par ces proclamations, on cherche à légitimer les bibliothèques en évoquant un besoin jugé fondamental de la société la citoyenneté reposant sur l'indépendance de jugement) dont elle serait l'instrument.
Or les bibliothèques ne servent pas seulement, loin s'en faut, à favoriser l'indépendance de jugement. Cela supposerait qu'une part significative de ses usagers les utilisent pour se procurer des ouvrages propre à se forger un jugement personnel de citoyen. Il est évident que bien des usagers utilisent les bibliothèques pour se procurer bien d'autres choses qui leur sont utile ou leur font plaisir, sur tout support. Et à supposer qu'ils consultent des ouvrages en rapport avec la citoyenneté, rien de les empêche de se cantonner à ceux qui les enferment dans une opinion déjà acquise sans que jamais ils ne recherche une indépendance de jugement.
Cela supposerait également que la bibliothèque soit la " porte locale d'accès à la connaissance ", comme il est écrit dans le Manifeste de l'Unesco alors qu'il en existe bien d'autres, payantes ou non, publiques ou non.
La bibliothèque de la connaissance et de la culture
" Accès à la connaissance " : le grand mot est lâché. Voilà une justification incritiquable pour les bibliothèques d'enseignement et de recherche, mais aussi les bibliothèques publiques. Ajoutons-y l'accès à la culture, et le tableau est complet, qui fournit son lot de phrases définitives lors des inaugurations de bibliothèques ou des ouvertures de congrès.
La connaissance s'offre par diverses portes, parmi lesquelles les bibliothèques. S'offre n'est pas le mot : elle se conquiert, se construit. Le simple accès ne suffit pas. Les bibliothécaires ne font donc que contribuer à fournir de la matière, sous forme de collections et de ressources en ligne mais aussi de conférences, de débats, d'expositions. Ils peuvent aussi à l'occasion accompagner individuellement ou collectivement les usagers.
Maîtrisent-ils ces connaissances dont ils sont des portiers parmi d'autres ? Comment le prétendre ? Restons modestes et n'imaginons pas que nos acquisitions, nos sélections, sont à proprement parler des validations. Et étendons le spectre couvert : connaissance, savoir, information... Il est aussi question de technique, de savoir faire (ne serait-ce qu'en cuisine ou jardinage), d'information pratique
La culture non plus ne manque pas de portiers. Celle qui circule sur papier ou sur galette de 12 cm, et maintenant par leurs équivalents numériques, est proposée sur le marché et s'échange entre amis. les gens y viennent s'ils le veulent, quand ils veulent.
On a souvent imaginé qu'il revenait aux bibliothécaires de constituer une collection ordonnée d'œuvres sélectionnées pour que le public veuille bien s'en emparer, et le nom d'André Malraux a été attaché à cette vision partagé par bien d'autres. On s'est aperçu que ce n'est pas si simple : voilà Malraux dépassé(4). On ne vient pas aux œuvres sans médiation et la seule médiation des bibliothécaires souvent ne suffit pas. Quelles œuvres d'ailleurs ? Les cercles de légitimité s'entrecroisent, s'accumulent et en partie se succèdent. Le public lui-même en est porteur, dans sa diversité.
La bibliothèque du loisir
Après la citoyenneté, la connaissance et la culture, il est fréquent qu'un quatrième larron s'invite dans les discours de justification de la bibliothèque : le loisir. Ce n'est pas nouveau : le terme figurait dans la première version du Manifeste de l'Unesco sur la bibliothèque publique, publié en 1948(5), et dans la seconde de 1972(6) Il a disparu de la troisième en 1994(7). Cet escamotage à mon sens malencontreux a été contredit dans le document intitulé Services de la bibliothèques publique : principes directeurs de l'IFLA/UNESCO publié en avril 2001(8). Voici comment y sont définis " Les buts de la bibliothèque publique " : < /p>
" Les bibliothèques publiques ont pour objet principal de fournir des ressources et des services dans tous les types de médias pour répondre aux besoins des individus et des groupes en matière d'éducation, d'information et de développement personnel, ceci incluant la détente et le loisir. Elles jouent un rôle important dans le progrès d'une société démocratique en donnant aux individus accès à une large gamme de savoirs, d'idées et d'opinions. "
Et voilà la détente et le loisir (" recreation and leasure " dans la version anglaise) enrôlés derrière la bannière du " développement personnel ", autrement dit de l'épanouissement de l'individu. On lit, écoute, regarde, pour apprendre, se cultiver, mais aussi se distraire. Il n'y a pas d'un côté la culture et de l'autre la distraction et il n'est pas nécessaire d'appliquer systématiquement un filtre de légitimité culturelle pour décider si tel document est digne ou nom d'une collection de bibliothèque.
Songeons également aux jouets et jeux, dont les jeux vidéos, qui font dans d'autres pays comme l'Allemagne partie de l'offre habituelle des bibliothèques, quand nous avons en France un réseau de ludothèques qui en est souvent séparé. Mais cela change(9).
Là encore, l'offre des bibliothèques n'a rien d'exclusif, mais elle peut être une source et un lieu parmi d'autres où se distraire ne veut pas forcément dire avoir cédé à l'enfer de l'entertainment. Et d'ailleurs, le jeu n'est-il pas une pratique culturelle ? La distinction ne fait pas toujours sens.
La bibliothèque conservatrice
C'est la mission originelle des bibliothèques. Elle demeure et se renouvelle(10). Elle s'étend à des entreprises de préservation pour la réutilisation pédagogique (c'est un des sens des projets régionaux de conservation partagée de la littérature pour la jeunesse(11)) ou à une préservation pour le prêt qui permet de prolonger la disponibilité d'un titre au fur et à mesure que s'amenuise la justification de conserver un grands nombre d'exemplaire sur un espace géographique donné (c'est le rôle de la réserve centrale de la ville de Paris ou de la réserve départementale de prêt du Val d'Oise).
Cette mission prend même une nouvelle dimension avec la numérisation, qui réplique en quelque sorte le devoir de conservation dans l'univers numérique.
Voilà un apparent monopole des bibliothèques, du moins de certaines d'entre elles, assuré en France par la loi sur le dépôt légal, qui remonte comme on sait à François Ier, et complété par le poids historique des confiscations révolutionnaires.
Ce n'est pas si simple. Parce qu'il existe toujours d'autres lieux ou organismes de conservation, comme l'IMEC(12) pour les manuscrits. Et parce que la " grande numérisation "(13) s'effectue, on le sait, en grande partie par le secteur privé. La question devient alors, pour la puissance publique, celle de la propriété des fichiers, de la liberté d'indexation, de la maîtrise des accès.
La justification par le public
Tous les publics ?
Claude Poissenot explique dans ce dossier(14) comment nous passons de l'usager abstrait au sujet concret. Il ne s'agit plus de se contenter de construire une offre en espérant que le public s'en emparera mais de reconnaître chacun dans sa singularité. J'ajoute qu'il est aussi permis de distinguer des groupes, des ensembles : de " segmenter ", comme disent les gens de marketing, de " définir des publics cibles ", pour parler la langue des politiques publiques.
Car, sans enfermer les individus dans ces groupes, comment ne pas se poser la question " à qui profite la bibliothèque " ? L'enquête de Credoc de 1995(15) l'a rappelé : elles touchent majoritairement les catégories moyennes et supérieures et les diplômés de l'enseignement supérieur (dont la part ne cesse d'augmenter dans la population). " Majoritairement " signifie qu'il y a bien des usagers de toutes catégories sociales et niveau scolaire, individuellement. mais la pénétration dans ces catégories demeure inégales.
Or l'offre documentaire, par sa constitution mais aussi son organisation et sa présentation, induit un public plutôt qu'un autre. J'ai naguère(16) proposé cette formule : " Si quiconque, entrant dans une bibliothèque, n'y décèle rien qui lui soit déjà familier, alors il lui est signifié, j'ose dire avec violence, que cet endroit n'est pas pour lui. " Et au-delà de la collection, ceci concerne naturellement l'ensemble des locaux, de leur aspect extérieur à leur aménagement intérieur en passant par les services qu'ils proposent, mais aussi les usages qu'ils permettent de la propre initiative des gens.
Tous les besoins ?
Les usages, voilà l"important. C'est que des publics s'emparent des bibliothèques pour en faire ce qu'ils veulent, ce qu'ils désirent, ce dont ils ont besoin.
C'est un des grands mérites de l'enquête du Crédoc de 1995(17) que d'avoir quantifié le phénomène maldit des " séjourneurs " sous le statut approximatif des non inscrits (qui parmi les personnes fréquentant au moins une bibliothèque représentaient 70% des inscrits en 2005 contre 35% en 1989).
Les gens se sont emparés des lieux, qui se sont multipliés et agrandis, pour y faire toutes sortes de choses prévues ou non prévues.
Et voilà que se développe le thème des fonctions non documentaires de la bibliothèque(18), qu'Olivier Tacheau parle de " construire une nouvelle forme d'utilité, qui ne serait pas seulement documentaire, mais sans doute plus large, et donc réinventer une visibilité autour de missions ou de fonctionnalités nouvelles clairement assumées " (19).
Mais jusqu'où s'arrêter ? Faut-il répondre à tous les besoins, et faire tous les métiers ? Est-ce bien le rôle de la bibliothèque, est-ce bien à nous bibliothécaires de faire ceci ou cela, de permettre ceci ou cela ? Si les missions des bibliothèques s'étendent hors de leur lit d'origine, où s'arrêter ?
La justification par la politique
Il n'y a pas de réponse à cette question en dehors de la politique. De ce qu'on appelle curieusement les politiques publiques, entendant par là des politiques énoncées, énonçables, dont on peut rendre compte auprès des électeurs en termes d'objectifs, de moyens, de résultats.
La bibliothèque n'est qu'un outil parmi d'autre des politiques publiques locales et nationales, culturelles et éducatives. Et pas seulement culturelles et éducatives, justement : une municipalité peut se servir de la construction d'une nouvelles médiathèque pour dynamiser un quartier, déplacer un cœur de ville, se rendre compte que sa bibliothèque peut jouer un rôle dans ce qu'on appelle le " lien social ". " Instrumentalisation ", dira-t-on ? Tant mieux ! la bibliothèque peut être un outil au services de politiques diverses. Dans la ville, le quartier, le village, sur le campus. la bibliothèque peut être d'utilité publique, bien au-delà de ses missions les plus traditionnelles, les plus anciennes, celles qui correspondent le plus aux idées reçues.
Dès lors, toute activité, tout service entrant dans le cadre des politiques locales qui de trouve pouvoir se dérouler à la bibliothèque est en soi légitime, sans qu'il soit besoin de se référer à la nature de la bibliothèque où aux concours du métier de bibliothécaire. Mais cette extension des fonctions ne se fait sous le sceau d'aucune exclusivité. D'une commune à l'autre, l'aide aux devoirs, des ateliers numériques ou un club de lecture vont se dérouler à la bibliothèque ou ailleurs. Un des avantages de la bibliothèque est cependant d'être un lieu fédérateur et intergénérationnel, quand la dispersionde ces activités dans des services spécialisés provoquent un cloisonnement des publics : ici les adolescents, ailleurs le troisième âge ou les demandeurs d'emplois.
Il y a deux façons de concevoir une politique publique. Ou bien elle n'est définie qu'en haut, déclinée en objectifs et l'évaluation consistera à savoir si les objectifs ont été remplis, tous les impacts observés étant jugés à cette seule aulne : correspondaient-ils ou non aux objectifs ? Ou bien les évaluateurs ont l'humilité d'observer les impacts réels et d'accepter l'imprévu. On met en place un service, les gens en font autre chose que ce qui était prévu. Cet autre chose peut à son tour être réinvesti dans les objectifs, si on le juge légitime. C'est ainsi que la politique se nourrit de la réalité. Et c'est ainsi que, par exemple, au-delà des missions prédéfinies des bibliothèques, on en découvre les fonctions réelles pour la population.
Enfin une politique du livre, nationale mais aussi locale, peut, au-delà des bibliothèques, s'intéresser aux librairies (il n'est hélas plus temps, à de rares exceptions près, de soutenir les disquaires).
La justification par le service public
Une co-responsabilité locale et nationale
Mais, dira-t-on, ces politiques publiques, si elles sont définies par les décideurs - élus locaux, dirigeants universitaires depuis la mise en place de l'autonomie des universités -, sont soumises à variations et ne sont cohérentes ni dans le temps ni dans l'espace. Elles peuvent porter atteinte à des missions légitimes des bibliothèques. Il est vrai que cela s'est vu dans des municipalités gérées par le Front national après les élections municipales de juin 1995.
C'est que les bibliothèques ne peuvent se développer qu'au risque des politiques publiques. Dans les années 1960 et 1970, des bibliothécaires ont proposé la mise en place d'un réseau national de bibliothèques publiques, sous l'appellation " bibliothèques de secteur " (20). Ce projet était nécessairement étatiste. Il n'a jamais vu le jour : pour le meilleur et pour le pire, ce sont les collectivités territoriales qui demeurent, sans obligation aucune (à l'exception des départements pourvus d'une BDP), en charge de mettre en place, ou non, une politique de lecture publique et de le faire comme elles l'entendent.
C'est ici que la notion de service public prend tout son sens. Elle peut constituer un cadre de référence sur lequel s'appuient les politiques publiques. Et c'est sur cette base que les professionnels des bibliothèques peuvent proposer leur aide à la décision, en s'appuyant notamment sur les grands textes cités plus haut, mais aussi en les reliant au contextes et aux enjeux des politiques locales.
Car au-delà des variations inévitables et parfois fécondes de ces politiques, la population, qui est en partie mobile, peut s'attendre à disposer d'un tel service. Ainsi s'exerce une sorte de pression normalisatrice qui rend la bibliothèque, sinon obligatoire, du moins recommandée. Les auteurs de " Bibliothécaires en prospective " nous menaient vers cette vision en proposant leur schéma sur " La relation de service en bibliothèque dans son contexte social et politique " (21) :
Les collectivités territoriales sont donc co-responsable de l'indispensable maillage territorial avec ses deux vecteurs : proximité (de tout point du territoire) et complémentarité (entre équipements de proximité et équipement polarisants). Cela suppose un minimum de coopération, au sein des intercommunalités par exemple, ou entre communes, intercommunalités et département. Et l'Etat n'est pas dispensé, au-delà de ses propres établissements, d'une politique de développement, d'incitation et de coopération.
Les trois caractéristiques du service public
Ce service public, dont l'imparfait maillage n'est que la résultante d'initiatives locales, ne dispose d'aucun monopole. La chose est claire s'agissant de l'accès aux documents et ressources relevant de la connaissance, de la culture et du loisir. De même qu'il existe des chaînes de radio ou de télévision de service public et d'autres privées.
Quelle est leur responsabilité particulière ? Les trois caractéristiques du service public dans la doctrine française, rappelées par Pierre Bauby dans ce numéro(22) nous donnent la clé : égalité, continuité et adaptabilité.
Oui, iI est important qu'existent des bibliothèques pour tendre vers une égalité d'accès de tous aux sources de connaissance, de culture et de loisir, égalité que les seuls mécanisme du marché, du don, de l'entraide n'assurent pas. Ce principe d'égalité s'entend territorialement : c'est le devoir de maillage que je viens d'évoquer. Mais il s'entend aussi générationnellement et socio-culturellement, d'où l'importance de reconnaître à qui profite la bibliothèque et la légitimité de définir des publics cibles.
Oui, la continuité du service public de bibliothèque essentielle, ce qui appelle une pérennité sinon de chaque lieu, du moins d'un maillage territorial efficace. Et qui renvoie également à la question des horaires d'ouverture évoquée dans ce numéro par Jean-François Jacques(23).
Oui enfin, l'adaptabilité des bibliothèques est indispensables : elles doivent être toujours de leur temps. Il y eu celui des médiathèques avec la multiplication des supports. Nous en sommes à celui de la bibliothèque hybride, qui intègre les apports du numérique et tient compte des nouveaux usages.
Cette adaptabilité peut sanctionner une reconfiguration du rôle documentaire des bibliothèques. Il est de plus en plus facile de se procurer soi-même informations et documents sur Internet, très souvent gratuitement.
Dès lors, force est d'admettre que la bibliothèque joue un rôle relatif, osons dire complémentaire, par rapport aux autres sources d'approvisionnement. Cela a toujours été le cas. Rares semblent être les bibliothécaires (et je n'en suis pas) qui pensent que les bibliothèques doivent fournir la demande de best-sellers à la hauteur où elle s'exprime, quitte à les louer comme font nombre de villes québécoises.
Mais cette relativité éclate avec force avec le web. Il n'est pas nécessaire de tout proposer. L'encyclopédisme doit être celui de l'accessibilité, non des fonds de chaque bibliothèque. La valeur ajoutée de la bibliothèque peut porter davantage sur la médiation, l'accompagnement, l'orientation.
Enfin le dépassement du rôle documentaire s'analyse également en terme de service public. Et d'abord celui du lieu. Interrogeant en 2008 des usagers de bibliothèques publiques pour préparer un colloque sur " La bibliothèque outil du lien social ", la Bibliothèque départementale du Val d'Oise a facilement recueilli d'éloquents témoignages, comme celle d'étudiants et de lycéens venant pour travailler seuls ou en groupe, d'une collégienne déclarant " C'est le seul endroit où je viens, en fait, à part le collège " ou d'un " fillette disant quelle aime lire à la bibliothèque quand sa mère fait des courses alors qu'à la maison on lui " demande toujours des services ". Ainsi l'espace public de la bibliothèque, havre de liberté individuelle et de pratiques collectives, offrant à quiconque un véritable " coin à soi " (comme Virginia Woolf revendiquait une " chambre à soi "), co,nstitue au sens le plus fort du terme un service public.
Conclusion
M'étant emparé des textes classiques de justification de la bibliothèque, je les ai mis à la question, m'attachant à en relativiser la portée. Ce n'est qu'en m'appuyant sur les politiques publiques, dans leur inévitable diversité et leur coordination souhaitée, puis au bout du compte sur la notion de service public, que j'ai pu en reconstruire la légitimité.
On trouvera difficilement un fondement à l'activité des bibliothèque dans les textes de loi et dans l'énoncé des compétences des collectivités, qui ne formulent jamais la question qu'en termes d'équipements, pas de politique publique, pas d'objectifs, pas de mission(24).
Seule la doctrine du service public nous permet, pour peu qu'on l'insère dans le dispositif réel de l'organisation politique et administrative de notre pays, de rendre les bibliothèques indispensables, donc dignes d'être financées
Notes
(1) Conseil supérieur des bibliothèques, Charte des bibliothèques, http://enssibal.enssib.fr/autres-sites/csb/csb-chart.html. Cet organisme a cessé de fonctionner en de 2005.
(2) Manifeste de l'Unesco sur la bibliothèque publique, 1994, http://archive.ifla.org/VII/s8/unesco/fren.htm ou http://www.unesco.org/webworld/libraries/manifestos/libraman_fr.html.
(3) Rapport au parlement européen sur le rôle des bibliothèques dans la société moderne par Mme Mirja Ryynänen au nom de la Commission de la culture, de la jeunesse, de l'éducation et des médias, 25 juin 1998, http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+REPORT+A4-1998-0248+0+DOC+XML+V0//FR.
(4) Voir Claude Poissenot, " Du service public aux services aux publics ou l'irruption de l'usager concret ", Bibliothèque(s) n°53-54, décembre 2010, p. 24.
(5) http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001474/147487fb.pdf.
(6) http://bbf.enssib.fr/consulter/image/bbf-1995-4-p13.jpg.
(7) Abdelaziz Abid et Thierry Giappiconi, " La révision du manifeste de l'UNESCO sur les bibliothèques publiques ", Bulletin des bibliothèques de France, 1995, t. 40, n°4.
(8) http://archive.ifla.org/VII/s8/news/pg01-f.pdf.
(9) Sur le jeu vidéo, voir le travail du groupe Bibliothèques hybrides de l'ABF et notamment le site http://www.jvbib.com/ et Méneghin, Céline, " Des jeux vidéo à la bibliothèque ", Bulletin des bibliothèques de France, 2010, n° 3, pp. 56-60.
(10) Voir le dossier " Nouveaux patrimoines " dans Bibliothèque(s) n°52, octobre 2010.
(11) Voir http://www.fill.fr/fr/plans_de_conservation_partagee_jeunesse_boite_a_outils.
(12) Mémoires de l'édition contemporaine, http://www.imec-archives.com/.
(13) Lucien X. Polastron, La Grande Numérisation. Y a-t-il une pensée après le papier ?, Mars 2006, Denoël, 2006, http://www.polastron.com/02_livres/la_grande_numerisation.html
(14) Claude Poissenot, art. cit.
(15) Bruno Maresca avec Françoise Gaudet et Christophe Evans, Les Bibliothèques municipales en France après le tournant Internet : attractivité, fréquentation et devenir, Éd. de la Bibliothèque publique d'information, 2007
(16) Dominique Lahary, " Pour une bibliothèque polyvalente : à propos des best-sellers en bibliothèque publique ", Bulletin d'informations de l'ABF n°189, 2000, http://www.lahary.fr/pro/2000/ABF189-bibliotheque-polyvalente.htm.
(17) Bruno Maresca, op. cit.
(18) Xavier Galaup, L'usager co-créateur des services en bibliothèques publiques : l'exemple des services non-documentaires, diplôme de conservateur de bibliothèque, janvier 2007, http://www.enssib.fr/bibliotheque/documents/dcb/galaup-dcb15.pdf et http://www.xaviergalaup.fr/blog/2009/04/10/lusager-co-createur-des-services-en-bibliotheques-publiques/.
(19) La bibliothèque ontre-attaque, 6 novembre 2010, .
(20) Dominique Lahary, " La bibliothèque de secteur (1967-1988) : quand s'imaginait un réseau national de lecture publique ", avec les contributions de Jacqueline Gascuel et Michel Bouvy, Bibliothèque(s) n°28, juin 2006, .
(21) Jean-Pierre Durand, Monique Peyrière, Joyce Sebag, Bibliothécaires en prospective, Ministère de la Culture et de la Communication, Département des études, de la prospective et des statistiques, 2006 (Les Travaux du Deps), http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/telechrg/tdd/bibliothecaires/somm_bibliothecaires.pd.
(22) Pierre Bauby, " La(es) notion(s) de service public ", Bibliothèque(s) n°53-54, décembre 2010, p. 8.
(23) Jean-François Jacques, " Les horaires d'ouverture des bibliothèques ", Bibliothèque(s) n°53-54, décembre 2010, p. 33.
(24) Extraits du Code du patrimoine : " Les bibliothèques publiques des communes sont rangées en trois catégories " (article L310-2). " Les bibliothèques centrales de prêt sont transférées aux départements. Elles sont dénommées bibliothèques départementales de prêt " (article L320-2).
Du même auteur dans le même numéro :