BIBLIOthèque(s) no53-54,
décembre 2010
Revue de l'Association des bibliothécaires de France |
Dossier Service public, texte liminaire :
Service public et personnel des bibliothèques :
La notion de service public dépasse la notion de fonction publique
par Matthieu Rochelle et Dominique Lahary
On associe souvent le service public à la fonction publique. Les trois principes cardinaux du service public trouvent d'ailleurs un écho dans la nature de la fonction publique :
- celui de l'égalité d'accès : le principe du concours, souvent rapproché de l'article 6 de la déclaration des droits de l'homme de 1789, est censé la garantir ;
- celui de la continuité : la carrière du fonctionnaire se déroule de façon continue au sein de l'État et entre collectivités territoriales ;
- celui de l'adaptabilité : la fonction publique évolue dans sa structure et son fonctionnement mêmes, la " grande mutation " ayant eu lieu en 1982-1983 avec la création de deux fonctions publiques nouvelles (territoriales et hospitalières) et d'une loi énonçant les droits et obligations communs aux trois fonctions publiques.
Mais plus généralement on insiste sur la neutralité du fonctionnaire qui, le mettant à l'abri des alternances politiques, lui permet d'incarner la continuité du service public. On justifie au nom de ce principe la garantie d'emploi du fonctionnaire(1). Seuls échappent à cette garantie les emplois fonctionnels (emplois de cabinets, postes de directeurs généraux des services et directeurs généraux adjoints), dans lesquels des fonctionnaires peuvent cependant être détachés. Aucun poste relatif aux bibliothèques n'est strictement fonctionnel, mais les fonctionnaires de la filière culturelle peuvent, sous certaines conditions, y être détachés.
Il n'y a cependant pas de chevauchement absolu entre service public et fonction publique. Cette dernière est, de fait, plus restreinte que la notion de service public. En effet, bon nombre d'activités relevant du service public peuvent être concédées à des organismes privés, entreprises ou associations. N'oublions pas qu'un grand nombre de bibliothèques de communes de moins de 5 000 habitants, le plus souvent rurales, sont associatives et assurent, de fait sinon toujours de droit, faute de délégation expresse de la commune, un service public.
D'autre part, les établissements publics industriels et commerciaux ne peuvent employer que des salariés de droit privé. C'est le cas du personnel de la médiathèque de la Cité des sciences et de l'industrie de la Villette. Enfin, l'État, les collectivités territoriales et leurs établissements publics emploient des agents non titulaires, parfois en assez grand nombre(2). Ces situations, régulièrement résolues par des lois de résorptions de l'emploi précaire, ne cessent de réapparaître et s'apparentent à une variable d'ajustement entre contraintes statutaires et besoins en ressources humaines. Ainsi, ces contractuels accomplissent des missions de service public dans le cadre des activités décrites dans leurs contrats.
Les missions excèdent le statut
Les statuts des fonctionnaires d'État et des fonctionnaires territoriaux exerçant en bibliothèque comportent une description d'activité qui dessine implicitement les contours de ce qui devrait être un service public de bibliothèques décrit comme de l'intérieur.
Il nous suffira de citer les définitions des deux extrêmes : les conservateurs d'une part, les magasiniers et les adjoints territoriaux du patrimoine d'autre part, les fonctions officielles des corps et cadres d'empois intermédiaires constituant une transition des premières vers les secondes.
Les conservateurs d'État(3) et territoriaux(4) " constituent, organisent, enrichissent, évaluent et exploitent les collections de toute nature des bibliothèques " et sont " responsables de ce patrimoine ". Ils " organisent l'accès du public aux collections et la diffusion des documents à des fins de recherche, d'information ou de culture " et " les catalogues de collections sont établis sous leur responsabilité ". Ils " peuvent participer à la formation [...] du public dans le domaine des bibliothèques, de la documentation et de l'information scientifique et technique. "
De leur côté les magasiniers de bibliothèques d'État(5) " accueillent, informent et orientent le public. Ils participent au classement et à la conservation des collections de toute nature en vue de leur consultation sur place et à distance. Ils assurent l'équipement et l'entretien matériel des collections ainsi que celui des rayonnages. Ils veillent à la sécurité des personnes ainsi qu'à la sauvegarde et à la diffusion des documents. " Les adjoints territoriaux du patrimoine(6). lorsqu'ils sont affectés en bibliothèque, " sont chargés de participer à la mise en place et au classement des collections et d'assurer leur équipement, leur entretien matériel ainsi que celui des rayonnages ; ils effectuent les tâches de manutention nécessaires à l'exécution du service et veillent à la sécurité des personnes. " À partir de la 1e classe, ils sont " chargés de fonctions d'aide à l'animation, d'accueil du public ".
Ces textes statutaires se caractérisent par le primat de la collection, indistinctement assimilée à un patrimoine, avec ses modalités de traitement (constitution, enrichissement, évaluation, exploitation, catalogage, équipement, entretien, rangement) et d'usage (accès, diffusion). Point ici d'élimination puisque tout est patrimoine. Quant au public, on l'accueille, on l'oriente, on le forme.
C'est une conception partielle et passablement datée des bibliothèques que ces textes statutaires véhiculent, conception qui était visée par l'Inspection générale des bibliothèques elle-même quand elle traitait en 2007 de la filière bibliothèques d'État en des termes qui peuvent également s'appliquer à la fonction publique territoriale : " Les bibliothèques sont passées d'une stratégie de l'offre à une stratégie de réponse à la demande [...]. Les fonctions d'accueil, la médiation sur place et à distance, le temps passé avec l'usager, la mise en place de formations, la conception et la maintenance de services à distance font donc désormais partie des tâches demandées aux agents alors que ceux-ci étaient accoutumés à ce que les travaux internes de gestion documentaire mobilisent l'essentiel de leur temps de travail. " .
Il faut donc voir dans l'existence d'une filière bibliothèque dans la fonction publique d'État et d'une filière culturelle territoriale incluant les bibliothèques la garantie que ce secteur constitue un service public national et local, plutôt que de déduire de leurs statuts le contenu ou la nature de ce service public.
Ces deux filières doivent être défendues, confortées, améliorées c'est-à-dire simplifiées dans leur structure et surtout organisées de telle façon que des formations pertinentes y conduisent. Ceci sans aucun esprit de monopole.
Service public ?
Dans un grand nombre de bibliothèques, on dit qu'on est " en service public ", ou même " en SP ", quand on doit faire son temps de travail en présence du public. Cette version française du " front office " n'est sans doute qu'une façon de parler, qui réduit le sens de l'expression. Bien sûr, les activités conduites hors de la vue du public concourent au service qui lui est rendu. Mais elle a le mérite de mettre l'accent sur l'essentiel, sans préjudice des fonctions patrimoniales qui sont d'intérêt public au-delà même des usages qu'on en fait : le service public c'est celui qui est rendu au public. Il faut des gens pour le rendre. Toutes sortes de gens, toutes sortes de compétences.
Ouverture et mobilité
Dans un environnement devenu plus complexe, les filières et les statuts ne peuvent rester inchangés au regard de l'évolution des métiers. Ne faut-il pas reconsidérer ce qui, exigences légitimes hier tend aujourd'hui à se figer en préjugés corporatistes ?
Plutôt que de développer des corporatismes vains, et particulièrement dans un environnement dont la complexité exige des compétences nombreuses et variées, il convient de favoriser des mobilités - assurément enrichissantes - entre les métiers, les filières et les statuts. Ces mobilités, qui doivent être évidemment accompagnées - préalable fondamental - de formations professionnelles adaptées, sont inscrites dans le statut de la fonction publique, sont donc réglementaires, et sont réaffirmées dans la loi n°2009-972 du 3 août 2009 relative à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique.
Mobilités
Dans la filière culturelle territoriale, à la différence de la filière " bibliothèques " de l'État, il y a une diversité de profils des agents, qu'ils soient fonctionnaires ou contractuels, une diversité des métiers qui permet une diversité des parcours (les adjoints du patrimoine couvrent l'ensemble du champ culturel, les assistants et assistants qualifiés de conservation exercent officiellement aussi bien dans les musées, les services d'archives, les services de documentation et les bibliothécaires territoriaux peuvent être documentalistes). C'est le principe même du cadre d'emplois, dispositif statutaire plus large que celui de corps dans la fonction publique d'État.
L'ouverture à d'autres filières constitue une vraie richesse.
Certains emplois nécessitent d'importantes compétences stratégiques et transversales qui vont bien au-delà des compétences bibliothéconomiques, scientifiques ou culturelles. C'est une des raisons pour lesquelles, notamment sur les postes de direction de bibliothèques - pénurie de candidats suffisamment bien formés, compétents ou expérimentés oblige -, des collectivités recrutent parfois des agents qui émanent d'autres filières que celle des bibliothèques. On voit par exemple, des nominations d'administrateurs aux emplois de direction, si ce n'est plus aguerris, tout au moins mieux formés, aux tâches d'encadrement administratif et de management de projet.
Certaines voix s'élèvent, néanmoins, contre ces recrutements hors filière de " non professionnels ". Pourtant, cela remet-il véritablement en cause la crédibilité des conservateurs à ce type de poste et la spécificité des métiers de la filière culturelle ? Contrairement aux préjugés, en aucun cas le recrutement d'un administrateur à la tête d'une bibliothèque ne revient à limiter le profil d'un directeur de bibliothèque à l'administration et au management, ni à réduire les objectifs et les services proposés. En outre, il n'est pas juste de dire qu'un conservateur ou un directeur bibliothécaire est plus armé qu'un administrateur pour comprendre les multiples enjeux de la société de l'information. Un administrateur ne possède-t-il pas des compétences et des connaissances larges dans ce domaine ? Par ailleurs, bien qu'issu d'une autre filière, un administrateur est tout à fait formé pour construire, orienter et évaluer la politique de son établissement, en fonction des analyses techniques de ses proches collaborateurs, si tant est que, par sa formation et son parcours, il ne les possède pas déjà.
Primat des compétences
Toutefois, s'il fallait " endiguer cette perte de territoire " des bibliothécaires, des formations renforcées à ces compétences transversales devraient être suivies de manière plus volontaire par ceux qui sont, le plus souvent, peu ou mal formés aux stratégies administratives et au management des politiques publiques, ce qui s'avère pourtant indispensable, aujourd'hui, pour assurer un service public de qualité. Il en va autant de l'adéquation des formations proposées par nos écoles et nos structures de formation avec les évolutions et les besoins de la profession.
En tout état de cause, la déconnexion entre statut et compétence professionnelle est claire. Car, si les compétences ne sont pas tirées strictement et uniquement du statut, le statut à lui seul ne saurait garantir la compétence. Ce n'est pas à son seul statut que l'on reconnaît un bon directeur mais bien à la richesse de ses compétences. Cette problématique n'est évidement pas réservé au seul poste de direction.
En conclusion
Certes, défendre la filière culturelle, l'existence des corps ou de cadres d'emplois culturels, est nécessaire, mais il importe de ne pas s'enfermer dans une conception étroite ou corporatiste du métier de bibliothécaire. La mobilité entre les statuts et les filières peut dès lors être encouragée, de même que la mobilité entre les métiers à l'intérieur d'une même filière, surtout quand on sait qu'aujourd'hui des bibliothécaires sont de plus en plus appelés à occuper des fonctions plus larges telles que directeur des affaires culturelles. Par ailleurs, la complémentarité des métiers au sein d'une même bibliothèque est, si ce n'est une exigence, un avantage et souvent un gage de qualité opérationnelle.
Il est sûr que la chose devrait paraître plus évidente le jour où davantage de bibliothécaires tiendront, par exemple, des fonctions de directeur général des services...
Notes
(1) Garantie qui n'est pas absolue puisqu'il peut être licencié pour faute grave, insuffisance professionnelle ou abandon de poste.
(2) Un ouvrage paru en 2002 révélait le caractère massif du recours à ces personnels à la BnF et à la BPI. Cf. Accueillir et intégrer des personnels non permanents, Tech et doc ; Enssib, 2002. (La boîte à outils ; 14). Note de lecture par Dominique Lahary dans BIBLIOthèque(s) n°5-6, décembre 2002, http://www.lahary.fr/pro/2002/BIBLIOth5-nonpermanent.htm.
(3) Décret n°92-26 du 9 janvier 1992.
(4) Décret n°91-841 du 2 septembre 1991.
(5) Décret n°88-646 du 6 mai 1988 modifié.
(6) Décret n°2006-1692 du 22 décembre 2006.
Du même auteur dans le même numéro :